Plusieurs grands ordres religieux, à commencer par les franciscains, lui vouent une dévotion particulière qui ne fait que croître avec le temps, mais ce sont les fils et filles du Carmel, justement nés en Terre Sainte, qui vont plus spécialement se placer sous la protection et le patronage de Joseph. Rien d’étonnant, alors, si la dévotion joséphine prend une ampleur nouvelle au XVIe siècle, en Espagne, avec la réforme carmélitaine orchestrée par Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Confrontée aux difficultés, la "Madre" recourt, on le sait, à temps et à contretemps à saint Joseph et donne son nom à treize des dix-huit carmels qu’elle fonde. Elle lui attribue ses succès et c’est aussi par le carmel réformé que la dévotion à saint Joseph rentre en France, un siècle plus tard.
"Rentre" car les Français ont eu pour lui déjà dans le passé une grande affection et Gerson, le grand théologien de la Sorbonne, au XVe siècle, a beaucoup œuvré pour que l’Église rende au père nourricier de Jésus tous les honneurs qui lui reviennent. Les Guerres de religion ont brisé cet élan ; dévotion mariale, dévotion à Joseph, culte des saints, reliques et miracles, la Réforme a tout remis en cause, souvent avec une grande violence et d’irréparables dégâts. La reconstruction s’avère d’autant plus difficile que les décisions du concile de Trente s’avèrent, des décennies durant, impossibles ou presque à mettre en œuvre. Il faut ménager la minorité protestante politiquement forte et l’accession à la couronne, en 1589, du roi de Navarre, qui prend le nom d’Henri IV mais tarde à revenir au catholicisme, n’améliore pas la situation. Jusqu’à son remariage avec Marie de Médicis, qui, pour le parti catholique, incarne tous les espoirs de mise en œuvre des réformes tridentines, mais focalise aussi bien des méfiances car beaucoup voient en elle l’agent de la papauté et de la couronne d’Espagne, ennemie irréconciliable de la France.
Ce rejet de tout ce qui vient d’Espagne explique le peu d’empressement mis à accueillir en France les ordres religieux nés outre-Pyrénées, tenus pour une sorte de cinquième colonne aux ordres de l’ennemi. Les jésuites, par exemple, sont soupçonnés d’armer les assassins qui, plusieurs fois, avant que Ravaillac y parvienne, ont attenté aux jours d’Henri IV.
La première église parisienne dédiée à Joseph
Rome ne renonce pourtant pas à installer à Paris et en province ces religieux et religieuses qui doivent aider à réformer un catholicisme français en crise. Début 1610, le pape Paul V insiste auprès du roi pour que des carmes déchaux soient autorisés à ouvrir une maison dans la capitale. L’assassinat du souverain, et l’accession de Marie de Médicis à la régence, vont permettre au projet d’aboutir. En 1611, deux religieux sont accueillis à Paris, sous la protection de la reine. De vastes terrains leur sont offerts dans le quartier de Vaugirard, alors banlieue parisienne, où, grâce à la générosité d’un riche notable, Nicolas Vivien, les carmes peuvent entreprendre la construction d’un couvent. Fidèles à l’usage institué par Thérèse d’Avila, la réformatrice de l’Ordre, ils choisissent de placer leur église sous le patronage de Joseph. Ainsi naît Saint-Joseph des Carmes, première église parisienne dédiée à l’époux de Marie. La reine Marie en pose la première pierre le 20 juillet 1613, en la fête du prophète Élie, patron du Carmel. Achevée en 1620, l’église est consacrée en 1625. Ni la Régente, ni plus tard sa belle-fille, Anne d’Autriche, en bonne Espagnole dévote de Joseph et proche du Carmel, ne rechigneront à l’embellir et l’enrichir. Les meilleurs artistes de l’époque y travaillent et Saint-Joseph a cette particularité remarquée de posséder la première coupole bâtie à Paris, où sera représenté en 1644 l’enlèvement d’Élie vers les cieux sur un char de feu.
Église conventuelle, mais ouverte aux fidèles des environs, les Carmes gagnent en réputation pour deux raisons : ayant récupéré une ancienne recette de cordial à base de plantes, les religieux cultivent dans leur vaste jardin la mélisse, ingrédient principal de cette liqueur médicinale, et la commercialisent avec succès sous le nom d’eau de mélisse des Carmes. L’autre cause de leur renommée, en ce XVIIe siècle, est la présence chez eux d’un simple frère lai, Laurent de la Résurrection, tantôt employé à la cuisine, tantôt à la cordonnerie, mais doté de charismes rares et d’un talent inné pour la direction spirituelle qui font de cet ignorant l’un des conseillers les plus écoutés des dévots de la Cour et de la ville.
Le massacre révolutionnaire
Cette histoire de piété tranquille bascule soudain dans le drame et l’horreur avec la Révolution. Comme toutes les congrégations religieuses, les Carmes, après l’interdiction des vœux de religion et la suppression de toutes les communautés, masculines et féminines, sont expulsés de leur couvent en 1791. Les bâtiments, confisqués, sont transformés en prison. Tandis que la législation anticatholique se durcit et que s’intensifie la chasse aux prêtres qui ont refusé de prêter le serment constitutionnel jugé schismatique par Rome, les ecclésiastiques arrêtés se multiplient ; une partie d’entre eux, notamment l’archevêque d’Arles, Mgr du Lau, l’évêque de Beauvais, François-Joseph de La Rochefoucauld, son jeune frère, Pierre-Louis, évêque de Saintes, sont incarcérés aux Carmes avec de nombreux prêtres, religieux, et quelques séminaristes de Saint-Sulpice qui ne devraient pas être là car ils ne sont pas astreints au serment, n’étant pas encore ordonnés.
Tous vont trouver une mort abominable, les 2 et 3 septembre 1792, au cours de prétendues émeutes spontanées contre « les ennemis du peuple », en fait des massacres soigneusement organisés par le pouvoir désireux de frapper de stupeur et d’angoisse une population trop sidérée, après cela, pour s’opposer à sa politique. Les victimes, exécutées au terme d’un pseudo-procès, ou pourchassées à travers le parc, tuées à coups de sabre, baïonnette, gourdin par des tortionnaires qui prennent ouvertement plaisir à les voir souffrir, sont inhumées pêle-mêle au fond du potager.
Le patron de la Bonne Mort
Jamais peut-être saint Joseph, patron de l’église dans laquelle la plupart des cent quatorze martyrs, béatifiés en 1926, auront passé leurs dernières heures, n’aura autant mérité son titre de patron de la bonne mort qu’en cette tragique fin d’été parisienne, quand il inspirera à ces hommes, issus d’un clergé que l’on croyait gangrené par l’esprit des Lumières, un sursaut d’authentique héroïsme chrétien et une confiance suffisante en Dieu pour préférer un martyre cruel à l’apostasie.
Au lendemain des massacres, les Carmes restent une prison où s’entassent à nouveau des centaines de suspects promis à la guillotine. Parmi eux, M. de Soyecourt, dont la fille, Camille, carmélite chassée de son couvent, parvient, en 1797, à racheter les bâtiments où elle réimplante une communauté carmélitaine. Celle-ci ayant déménagé, les Carmes accueillent, en 1841, une école ecclésiastique, à l’origine du futur Institut catholique de Paris, puis, entre 1849 et 1867, les dominicains refondés par Lacordaire.
Un lieu de mémoire
Les grands travaux haussmanniens et l’ouverture de la rue de Rennes conduisent, dans les années 1860, à la destruction d’une partie des jardins, et de la chapelle qui s’y trouvait, témoin, elle aussi, des massacres de Septembre. Ces terrassements ramènent à la surface les restes des victimes alors transférés, ainsi que les statues de la chapelle et autres objets de piété liés au souvenir de leur martyre, dans la crypte édifiée pour les recevoir sous l’église. Celle-ci abrite également un bas-relief de marbre représentant la Cène, rare et précieux vestige de l’abbaye Notre-Dame la Royale de Royaumont détruite pendant la Terreur.
Ainsi Saint-Joseph des Carmes, chapelle de la « Catho » parisienne, merveille patrimoniale, est-il d’abord et surtout un inestimable lieu de mémoire rappelant comment 113 prêtres, religieux, séminaristes, et un laïc, donnèrent ici leur vie pour ne pas renier les promesses de leur baptême.