L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine rappelle à maints historiens et géopoliticiens celle de la Tchécoslovaquie par Hitler. En violation complète des accords de Munich, l’Allemagne nazie avait envahi la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939. De même, en violation complète des accords de Minsk, les troupes russes sont entrées sur le territoire ukrainien le 24 février dernier. Cette comparaison évoque un autre souvenir : "Rien n’est perdu avec la paix, tout est perdu avec la guerre." Cette fameuse citation fut prononcée par Pie XII dans son message radiodiffusé du 24 août 1939. Ce fut l’appel de la dernière chance, puisque la France et l’Angleterre, se heurtant au refus obstiné d’Hitler de quitter la Pologne, déclarèrent la guerre à l’Allemagne nazie le 3 septembre 1939. On le sait aujourd’hui, cette formule choc du pape Pie XII lui fut suggérée mot pour mot par son proche collaborateur, Jean-Baptiste Montini, futur pape Paul VI et proclamé saint de l’Église catholique par François en 2018.
L'humanité devra mettre fin à la guerre, ou c'est la guerre qui mettra fin à l'humanité.
Montini contracta définitivement sa haine de la guerre le 16 août 1943 : ce jour-là, il accompagne Pie XII sorti exceptionnellement du Vatican pour aller consoler dans les rues de Rome les victimes des bombardements alliés. Une image s’est immortalisée dans les mémoires : celle où l’on voit le pape Pacelli, dans sa tunique blanche maculée de sang, levant ses bras en croix vers le ciel. Dans un coin de la photo apparaît la silhouette de Jean-Baptiste Montini, témoin discret de cette scène dantesque.
Dans ses notes et confidences personnelles, il est revenu souvent sur l’immense détresse humaine dont il avait été alors témoin. Ce drame devint chez lui le point d’ancrage de ce qui devint l’obsession de sa grande âme et le combat de son pontificat : abolir la guerre. N’avait-on pas aboli l’esclavage ? répliquait-il aux sceptiques et aux rieurs. Paul VI se fit l’avocat hardi de cette cause dans un discours historique prononcé le 4 octobre 1965 à la tribune des Nations-Unies à New-York. Tandis que la Guerre froide imposait au monde l’équilibre de la terreur et que le Vietnam ressemblait à un tapis de bombes, le pape Montini plaida pour la paix, faisant sienne une citation de John Kennedy, le président américain assassiné en 1963 : "L'humanité devra mettre fin à la guerre, ou c'est la guerre qui mettra fin à l'humanité."
"Rien n’est perdu avec la paix"
En ces heures les plus graves que nous traversons depuis la Seconde Guerre mondiale, ces mots de Montini plaident pour les dirigeants, les diplomates, les responsables religieux et les organisations non-gouvernementales internationales qui ont jeté toutes leurs forces de persuasion, tout leur talent de négociateurs, toute leur persévérance diplomatique, tout leur courage aussi — car il en faut pour éviter l’inévitable et prendre le risque d’être démenti, raillé ou trahi — pour sauver in extremis ce qui pouvait encore l’être de la paix, même quand ses chances de sauvegarde étaient presque nulles. Car "rien n’est perdu avec la paix" : tant qu’est maintenu un dialogue entre des adversaires, aussi ténu soit-il, aussi fragile soit-il, aussi imprévisible soit-il, tant qu’il y a de la conversation entre des humains, le cœur et la raison ont encore des possibilités de l’emporter sur le déchaînement de la violence et le diktat des armes. Avec la paix, c’est la vie et non la mort qui prend le dessus.
Mais "tout est perdu avec la guerre" : car ne pouvant plus se parler d’homme à homme, les yeux dans les yeux, face à face et faire assaut d’arguments rationnels et raisonnables, les hommes perdent leur humanité, ils perdent leur dignité, ils perdent la face et ils redeviennent entre eux des loups qui s’entretuent pour compenser leur soif de puissance et de domination. Toute guerre est une perte de la raison, une folie dévastatrice qui crée irrémédiablement des victimes, des exodes, des morts et des souffrances incurables. Avec la guerre tout est vraiment perdu.
Ne jamais se résigner
Les artisans de paix passent souvent pour des ravis, des rêveurs et des ratés aux yeux de leurs contemporains souvent esclaves de leurs instincts immédiats, de leurs répulsions instinctives. Mais l’Histoire, qui sait voir de loin, se souvient toujours des artisans de paix. La guerre engagée par Vladimir Poutine a gagné une bataille contre la paix. Faut-il se résigner à laisser seulement les armes parler ? Non. Le combat spirituel, caritatif, humanitaire et diplomatique des artisans de paix, mené à l’exemple des chrétiens de Sant’ Egidio, doit être poursuivi sans répit pour qu’advienne, au plus vite, le jour béni de la victoire de la paix sur la guerre, de la raison sur la folie, de la vie sur la mort.