L’éthicien plaide en substance pour se rallier à un mal — quoique à contrecœur — pour éviter le pire, imminent. Pour lui, il ne s’agit pas de soutenir certains suicides, mais d’y consentir afin de bloquer, tant qu’il est temps, par cette loi aux conséquences néfastes limitées, la loi future qui promet de plus lourdes conséquences. Sa préconisation, qu’on prétend soutenue par le pape, provoque aussitôt un élan de protestation des mouvements de défense de la vie.
La tentation des exceptions
Autant il est légitime de soutenir une loi — même injuste — qui atténue les conséquences néfastes d’une loi antérieure (cf. article 73 de l’encyclique L’Evangile de la vie), autant il semble imprudent, voire scandaleux, de prôner une loi injuste dans l’idée d’éviter une autre plus grave, non encore advenue. Le débat est logiquement sorti d’Italie, semant la confusion dans d’autres pays. On a parlé de « changement de stratégie » du Vatican. Il faut dire qu’en France, de rares personnalités des soins palliatifs ont récemment pris position pour le suicide assisté, comme si cela les protégerait d’avoir à pratiquer l’euthanasie. De son côté, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a multiplié les auditions sur la fin de vie, en affichant, parmi ses objectifs, d’identifier les « situations exceptionnelles […] auxquelles le droit est confronté », en évoquant « les maladies neurovégétatives à évolution lente ». La tentation de dégager des exceptions, au risque de stigmatiser certains patients, n’est pas loin quoiqu’une telle option divise visiblement les membres de ce conseil.
Pour l’Église, s’associer à ces combinaisons troubles, c’est risquer de porter la responsabilité du basculement. Et d’apparaître au mieux comme naïve, au pire comme manœuvrière, voire complice.
En réalité, cette notion d’exception est à double-tranchant : ceux qui la prônent ensemble, tout en affirmant unanimement qu’elle « limite les débats », ont des visées antagonistes : les uns la voient comme une façon de « lâcher du lest », d’abandonner une position intenable, pour empêcher le pire et éviter l’emballement, les autres, au contraire, comme une façon d’entrouvrir la porte, se contentant pour le moment de peu, avant de provoquer l’emballement. Pour l’Église, s’associer à ces combinaisons troubles, c’est risquer de porter la responsabilité du basculement. Et d’apparaître au mieux comme naïve, au pire comme manœuvrière, voire complice.
La mise au point du pape
Les calculs tactiques et « billards à trois bandes » politiques sortent de la compétence de l’Église. Ils sont incompréhensibles pour les observateurs, y compris les fidèles. Quand elle soutient une loi, on pense que l’Église l’approuve, la considérant comme juste et morale. Le peuple est donc trompé. Dans le cas d’espèce, certains se sont demandés si les promoteurs chrétiens de la loi « suicide assisté » étaient si opposés que cela à un droit au suicide, en certaines circonstances… Voulaient-ils limiter les dégâts ou obtenir un changement de la norme ?
Sur le fond du sujet, le pape François a tenu à remettre les pendules à l’heure, rappelant le refus inconditionnel de l’administration de la mort et du suicide.
Heureusement, sur le fond du sujet, le pape François a tenu à remettre les pendules à l’heure, rappelant le refus inconditionnel de l’administration de la mort et du suicide. Il a profité de son audience du 9 février 2022 pour synthétiser une pastorale limpide sur le droit à la vie contre le droit à la mort, et sur le soutien aux désespérés. L’interdit de tuer est en effet un principe d’écologie humaine universel, inscrit dans la conscience naturelle de toute personne, et le pape a bien précisé que l’éthique qu’il en déduit pour la fin de vie n’est en aucune façon réservée aux chrétiens ou aux croyants.
Rebondissement
Rebondissement inattendu : la Cour constitutionnelle italienne vient d’achever de donner tort aux tenants d’un « moindre mal anticipé » : elle a récusé — comme elle en a le pouvoir — le référendum prétendument « inéluctable » sur l’euthanasie, qu’elle estime inconstitutionnel, car rédigé d’une façon qui ne garantit pas « la protection minimale de la vie humaine en général, et en particulier des personnes faibles et vulnérables ». Soulagement du côté des défenseurs de la vie. Toutefois, le mal est fait. En Italie comme en France, on a laissé entendre que le suicide assisté serait un « compromis » acceptable pour certains opposants à l’euthanasie, y compris parmi les chrétiens. Ceux-ci sont très écoutés, plus qu’on ne le croit. Le législateur italien sera tenté de se réclamer de la caution de certains clercs catholiques… Soulignons aussi, pour la France, le risque du faux débat — nous l’avons déjà observé dans la presse — entre deux types de partisans de la mort administrée : les radicaux et les modérés, comme si l’opposition à toute forme d’euthanasie était une posture révolue, insensée, à ostraciser. La relecture de quelques épisodes tragiques de l’histoire nous fait mesurer à quelle catastrophe a pu conduire la « culture du compromis ». Il ne s’agit pas de récuser le débat. Le roi Hérode aimait converser avec Jean-Baptiste dont il reconnaissait l’esprit de vérité ; et Jean-Baptiste ne refusait pas ces conversations. Mais n’en faisait pas moins preuve de radicalité, en reprochant sans compromission à son interlocuteur de coucher avec la femme de son frère. Le prophète en a perdu la vie mais il gagné l’éternité, et reste un exemple de refus des « mondanités ». Aujourd’hui encore, mieux vaut ne pas se compromettre sur l’essentiel. Il suffit de remplacer le mot « euthanasie » par « racisme » ou « violence conjugale » pour comprendre qu’en certaines matières, l’exception ruine la règle. Existerait-il une catégorie de personne, parmi les plus vulnérables, à laquelle il faudrait adresser comme message que leur mort serait préférable à leur vie ? Non ! Le suicide, sous toutes ses formes, est une telle injustice et un tel drame personnel, familial et social, que sa prévention ne souffre pas d’exception.