Un pont entre les deux parties du monde antique
On serait bien en peine de dire s’il doit être ajouté à la série des Pères grecs (de 1586) ou à celle des Pères d’Occident (de 1295), puisqu’il était originaire d’Asie mineure, où il a reçu une formation grecque et qu’il écrivait en grec, mais qu’il s’est trouvé responsable de communautés chrétiennes d’Occident (« chez les Celtes », « dans nos régions rhodaniennes », selon ses propres mots) et que son œuvre écrite a été principalement transmise par une ancienne traduction latine — même s’il reste un bon nombre de passages connus en grec.
Comme les uns et comme les autres de ces Pères, en revanche, il est à la fois pasteur et docteur, il a veillé sur les fidèles qui lui étaient confiés, les a enseignés et a consigné par écrit le fruit de sa réflexion théologique et de sa rumination des Écritures. Passé lui-même de l’Orient grec à l’Occident celte, sans doute avec une assez longue étape à Rome, sa personne est elle-même comme un pont entre ces deux parties du monde.
Une seule foi dans le monde
Plus largement, il a une conscience si vive de l’expansion de la foi dans toutes les zones de l’empire romain qu’il voit les Églises présentes en divers lieux comme intimement reliées entre elles et partageant une unique appartenance et une unique foi :
« L’Église, qui a reçu cette proclamation et cette foi, comme nous l’avons dit, bien que disséminée dans le monde entier, la garde avec soin, comme si elle n’habitait qu’une seule maison ; elle y ajoute foi de la même façon, comme si elle n’avait qu’“une seule âme et un seul cœur” (Ac 4, 32) ; elle l’annonce, l’enseigne et la transmet en plein accord, comme si elle n’avait qu’une seule bouche. Car, même si dans le monde les langues sont différentes, cependant la portée de ce qui est transmis est une seule et même. Les Églises établies en Germanie ne croient et ne transmettent pas autrement, pas plus que celles qui sont chez les Ibères, ou chez les Celtes, ou en Orient, ou en Égypte ou en Libye ni celles qui ont été établies au milieu du monde habité (c’est-à-dire à Rome, capitale de l’Empire), mais tout comme le soleil, cette créature de Dieu, est un seul et même pour le monde entier, l’annonce de la vérité brille en tout lieu et éclaire tous les hommes qui veulent accéder à la connaissance de la vérité » (Contre les hérésies I, 10, 2).
Irénée, c’est perceptible ici, a comme un tic de langage : il dit et répète « un seul et même » : un seul et même Dieu, un seul et même Christ, un seul et même salut, une seule et même foi transmise chez tous et présente partout dans les Écritures.
Contre les gnostiques
À l’époque d’Irénée en effet, surtout pour ce qui est de Rome, de l’Égypte et en partie de l’Orient, l’unité et la communion sont mises en cause par plusieurs courants déviants, qui reçoivent le donné chrétien et les Écritures saintes de façon sélective. Influencés par une vision « spirituelle » et élitiste, ces penseurs « gnostiques » se situent au-dessus de la foi commune des Églises, qu’ils jugent simpliste et grossière. Dans l’enseignement en grande partie ésotérique qu’ils délivrent à leurs adeptes, le vrai Dieu n’est pas le créateur de ce monde, avec sa part physique et matérielle, il n’a pas non plus créé les corps humains.
De ce fait, le Sauveur céleste ne s’est pas incarné (entre autres, il n’a rien reçu de Marie), n’est pas mort réellement sur la croix et n’est pas ressuscité avec un corps physique. Les sacrements qu’ils confèrent sont de purs symboles spirituels en vue de l’illumination intérieure du fidèle, ils n’ont pas d’efficacité réelle, et l’eucharistie n’est pas non plus à comprendre en un sens concret de sacrement du corps et du sang du Christ (qui d’ailleurs, pour eux, n’en avait pas). Cette vision attire et séduit un certain nombre de fidèles, les détachant de la foi de leur baptême. Plus violemment encore, certains, à partir de Marcion, rejettent l’Ancien Testament et opposent un « Dieu bon » du Nouveau Testament spirituellement compris au « Dieu vengeur et méchant » des Hébreux.
La naissance de la théologie
Pour protéger les fidèles tentés par la « gnose » et tenter de faire revenir à la foi révélée ceux qui s’en écartent, Irénée va déployer un immense effort de réflexion. Ce faisant, il découvre toujours mieux et avec une joie toujours plus communicative la beauté et l’harmonie du contenu de la foi, qu’il se trouve conduit à repenser en entier, du point de vue aussi de sa cohérence et de sa cohésion. Il devient ainsi le premier théologien chrétien, tentant de montrer que la révélation, en sa vérité, ne va pas à l’encontre de la raison humaine. De fait, la clé de la cohérence est double : premièrement, Dieu a tout créé et aime sa création ; deuxièmement, il s’est uni à elle pour la sauver en la personne de Jésus, Verbe fait chair.
Il devient ainsi le premier théologien chrétien, tentant de montrer que la révélation, en sa vérité, ne va pas à l’encontre de la raison humaine.
Mais, si Dieu s’est fait homme et si Jésus est vraiment ressuscité, cela signifie aussi que le corps est étroitement concerné par l’union à Dieu et par l’invitation à partager sa communion et sa gloire. En ce sens, Irénée promeut une compréhension réaliste des gestes de Jésus comme des signes sacramentels de l’Église, non que ceux-ci soient dépourvus de portée symbolique, mais ils ont d’abord une force réelle.
Plus largement, Irénée fait une place à l’univers créé, à l’expression de la vie sous toutes ses formes (poussée végétale, croissance de l’embryon, attraction entre les sexes), et il lit aussi le Nouveau Testament, dont son ouvrage est quasiment le plus ancien témoin, sur le fond des Écritures juives, insistant sur l’importance de la réalisation effective de la justice envers autrui et du culte rendu à Dieu, à l’inverse de l’attitude gnostique qui valorisait exclusivement l’attitude intérieure.
L’unité par l’amour de la vérité et la fidélité à Dieu
Ainsi, la foi au Dieu unique et en l’unique salut apporté par Jésus produit l’unité du genre humain, auquel le Verbe s’est uni, et l’unité universelle de l’Église. Telle est l’intuition d’Irénée : l’amour de la vérité et la fidélité à Dieu unifient, au-delà des particularités de chaque communauté, mais le refus du don révélé divise, dessèche et fait obstacle à la vie : « de même que la terre aride ne peut fructifier si elle ne reçoit pas d’eau, de même nous, qui étions devenus du « bois sec » (par le péché), nous ne pouvions porter un fruit de vie sans l’eau venue volontairement d’en haut » (la venue du Christ et de l’Esprit) (Contre les hérésies III, 17, 2). Ainsi, ce qui fait l’unité des Églises et de l’Église universelle, c’est d’une part l’enseignement commun des apôtres, concentré dans un symbole de foi que tous proclament d’un même cœur, et de l’autre la circulation de l’Esprit Saint qui, comme l’eau pour la farine, produit une cohésion interne profonde et vivante.
En proclamant Irénée docteur de l’Église et docteur de l’unité, le pape François, au nom de toute l’Église, non seulement remonte haut vers la source de l’Église indivise, mais promeut une pensée inclusive, qui fait place à tout le réel. Une pensée exigeante aussi : pour Irénée, ce n’est pas l’homme qui se donne son salut par une initiation sélective, il le reçoit du geste inouï de Dieu qui a voulu s’unir à sa créature pour qu’elle puisse à son tour s’unir à lui, et tout l’enjeu est d’admettre ce don ou non. Comme l’écrit Irénée, valorisant l’écoute de la Parole et mettant en garde contre la prétention de l’homme à se sauver lui-même, « suivre la lumière, c’est recevoir la lumière. Et ce ne sont pas ceux qui sont dans la lumière qui illuminent la lumière, mais ils sont illuminés et éclairés par elle — de fait, ils ne lui apportent rien, mais ils reçoivent de la lumière un bien par le fait qu'elle les illumine » (Contre les hérésies IV, 14, 1).