Ce qui ressort bien sûr dans l’histoire de ce petit (il mesurait 1 mètre 63) grand homme au regard intense et malicieux, est le rôle qu’il a joué, dans un duo pas toujours harmonieux avec Nelson Mandela, dans la lutte victorieuse contre le régime d’apartheid, la ségrégation raciale dans son pays. Il est remarquable qu’il ne se soit pas imposé simplement en tant que porte-parole de la majorité opprimée. Son image était plus complexe et sa vision sans doute plus large et plus profonde.
On peut en effet estimer qu’il avait saisi qu’à l’heure de la décolonisation (caractérisée par l’indépendance en Inde après la Seconde Guerre mondiale, puis en Afrique), l’apartheid constituait un anachronisme qui ne pourrait durer éternellement. D’autre part, il tenait sa légitimité non seulement du fait qu’il était noir, mais encore de son rang dans l’Église anglicane, et celle-ci était minoritaire en Afrique du Sud, rassemblant surtout des Blancs d’origine britannique et souvent libéraux, alors que le pays était contrôlé par des descendants de colons néerlandais calvinistes qui avaient imposé leur loi aux indigènes zoulous et ne voulaient pas de la tutelle de Londres. Ces Boers et Afrikaners se sont cependant rangés aux côtés du Royaume-Uni en 1914-1918 puis 1939-1945.
L’impérialisme occidental dénoncé par ses propres idéaux
En tant qu’archevêque anglican, Desmond Tutu commandait donc, même aux yeux des ségrégationnistes, quelque chose du respect dû à l’institution religieuse inspirant une civilisation qui avait pu prendre des dimensions impériales sur les cinq continents. Il ne manquait d’ailleurs pas, lorsqu’il manifestait contre l’apartheid, de porter la soutane épiscopale violette. Le symbole était éloquent : il incarnait la conscience morale à la source des vertus dont pouvait s’honorer l’homme blanc, mettant ainsi en contradiction avec elle-même la culture qui pervertissait son propre universalisme en supériorité oppressive.
Il n’a pas cherché à tirer parti de la Guerre froide, car pour lui l’égalité raciale excluait la dictature d’un parti unique.
Par ailleurs, l’archevêque qui pressentait la fin inéluctable du colonialisme ne croyait pas davantage en l’avenir du communisme et cette lucidité avait des aspects prophétiques. À la différence de nombre de militants contre le racisme qui trouvaient dans le marxisme des idéaux et des armes pour résister à l’Occident exploiteur, il n’a pas cherché à tirer parti de la Guerre froide, car pour lui l’égalité raciale excluait la dictature d’un parti unique. Il a au contraire plaidé pour que le monde « libre » ostracise l’Afrique du Sud par des sanctions économiques et la mette au ban du système « capitaliste » international auquel elle se raccrochait, la mettant ainsi en porte-à-faux vis-à-vis d’elle-même à un niveau non plus moral, mais économique.
La liberté du croyant
Mais il y a bien plus encore dans la carrière de Desmond Tutu : c’est évidemment la foi chrétienne. Elle n’apparaît pas seulement avec la croix bien visible qu’il arbore constamment. Elle se manifeste surtout dans son insistance sur l’égale dignité de tous les humains — y compris les oppresseurs qui s’avilissent eux-mêmes —, donc dans le refus de la violence, et suprêmement dans la proclamation de la nécessité du pardon (et d’abord de l’aveu des fautes et crimes), lorsqu’après la fin de l’apartheid, il préside la Commission Vérité et Réconciliation. Sa liberté de croyant perce encore plus tard, lorsqu’il n’hésite pas à critiquer publiquement les injustices et la corruption des nouveaux dirigeants de l’Afrique du Sud.
On ne peut cependant pas dire que l’archevêque du Cap ait fait de l’évangélisation explicite une de ses priorités. Il s’inscrit plutôt dans la ligne d’un anglicanisme « progressiste », qui répugne à s’embarrasser de dogmes et cantonne le mysticisme dans la sphère du privé pour privilégier la charité « horizontale », tout en restant attaché à un certain décorum liturgique. C’est une tradition déjà ancienne en Angleterre : elle remonte à la comprehensiveness qui prend forme vers 1600, se perpétue chez les platonistes de Cambridge et chez Locke au XVIIe siècle, puis dans « l’Église large » (Broad Church) au XIXe et enfin au XXe siècle dans un pluralisme parfois soupçonné de relativisme et rebaptisé inclusiveness.
La « philosophie ubuntu »
Desmond Tutu a eu comme mentor Trevor Huddleston, un clergyman anglais qui, envoyé en Afrique du Sud, a lutté contre l’apartheid autour de 1950 avant de devenir un évêque réputé « social » en Tanzanie puis près de Londres. Dans cette mouvance, le héros de l’égalité raciale a été partisan de l’ordination de femmes et d’homosexuels. Il a aussi pratiqué et promu un œcuménisme de terrain, plus fraternel qu’institutionnel et le dialogue interreligieux (avec une fascination pour le Dalaï Lama). Il a encore épousé à la fin de sa vie les combats la « gauche » occidentale post-communiste : contre les causes industrielles du réchauffement climatique, et pour les Palestiniens contre Israël — jusqu’à être accusé d’antisémitisme.
Sur un plan théologique, il n’a pas vu de différence entre la « théologie noire », version étasunienne de la « théologie de la libération » en Amérique latine, et la « théologie africaine », qui s’attache à rapprocher la Bible (essentiellement le Premier Testament) des sagesses des anciennes civilisations sub-sahariennes, tout en soutenant que les spéculations religieuses du christianisme occidental répondent à des questions que l’homme noir ne se pose pas. Il semble que le Prix Nobel de la Paix 1984 ait fait fond, plutôt que sur une théologie, sur ce que l’on appelle dans la culture bantoue la « philosophie ubuntu », certes compatible avec l’Évangile, selon laquelle il faut être « ouvert et disponible pour les autres », avec la conscience « d’appartenir à quelque chose de plus grand ».
Une place dans l’histoire
Desmond Tutu n’est donc pas entré dans l’histoire en tant qu’apôtre ou que penseur. Grâce à ses talents d’orateur, à son sens du spectacle et des formules qui frappent et mobilisent, il a été au milieu de sa vie de ceux qui incarnaient une des forces en train de refaçonner le monde à la fin du deuxième millénaire. Il serait présomptueux de conclure qu’il n’a été que le produit des circonstances, car il fallait une personnalité comme la sienne pour orienter positivement la mutation enclenchée dans un contexte où la menace de dérapages calamiteux était réelle.
Il faut porter au crédit de l’ancien archevêque du Cap plusieurs vertus personnelles qui font de lui bien mieux qu’une « célébrité ». D’abord, il aurait pu entrer en politique et, à l’instar de Gandhi, Martin Luther King, Soljenitsyne ou Jean-Paul II, il ne l’a pas fait ; il en a aussi empêché son clergé. Ensuite, il a su renoncer à sa charge épiscopale en 1998 et se retirer de la vie publique en 2010. Enfin, il est resté un mari fidèle et un père attentif à ses quatre enfants. Il fait partie de ces grands hommes que l’on peut honorer parce qu’ils n’étaient pas ambitieux.