Quel que soit notre âge, nous nous retrouvons chaque année le cœur battant en abordant l'Avent car nous savons que l'attente est part intégrante de la joie qui présidera à Noël. Dans ce domaine, rien ne se rouille ou prend une ride : le désir de l'avènement du Christ est intact, nulle répétition ne remet en cause sa fraîcheur et son enthousiasme. Sans doute est-ce la période où nous sentons le plus intensément enfants de Dieu. Nous savons bien que le couronnement sera Pâques et la promesse de la Résurrection, mais nos préférences vont toujours vers la Nativité, peut-être parce que ce commencement nous ramène à notre propre origine, mystérieuse même si humaine. En revanche, nous ne savons plus guère nous préparer car nous sommes pris dans le tourbillon d'un monde commercialisé pour lequel n'existent plus que les « fêtes de fin d'année », fêtes qui n'ont plus guère d'autre relief que celui des dépenses matérielles dans un cadre où chaque jour se doit d'être une « fête », fête de n'importe quoi, fête obligée, cadrée, manipulée. Le Père Noël, affiche publicitaire de Coca Cola, a détrôné saint Nicolas, et le Petit Jésus est un spectacle que les laïcards de tous poils ne sauraient pas plus supporter que la naissance d'une gorge pour Tartuffe. Les chrétiens fervents se sentent bien esseulés au milieu de ce cirque et ils ont l'impression de marcher dans le désert, même si entourés par les lumières et les décorations clinquantes.
Ce cri millénaire retentit encore
Rien de nouveau sous le soleil là encore, même si, pendant des siècles, notre France se laissa bercer par le rythme liturgique, peuples unis dans une identique communion de foi. Brueghel l'Ancien, peignant Le Dénombrement de Bethléem, campe une Sainte Famille — saint Joseph et la bienheureuse Vierge Marie enceinte sur l'âne fidèle —, transie au milieu des neiges et perdue au sein de l'agitation humaine. Aucune âme pour deviner que cette Femme porte en Elle le Salut du monde, chacun est pris par ses activités, frivoles ou plus laborieuses. Nulle attente dans ce Bethléem, pourtant au sein d'un peuple qui fut choisi pour recevoir la promesse de délivrance pour tous les âges et toutes les nations. Les prophètes s'étaient égosillés en vain, tel Isaïe : « Cieux ! Répandez votre rosée et que les nuées fassent pleuvoir le Juste » (Is 45, 8). Ce cri millénaire retentit encore pour celui qui sait écouter dans le silence et attendre tandis que tout se meut autour de lui. La venue du Sauveur ne peut plus tarder pour les âmes ardentes. Plus nous serons dans cette attitude, environnés par un monde trépidant et indifférent au mystère, plus Dieu se donnera à nous car Il voit notre impuissance, la fragilité de notre foi face à l'hostilité ambiante. Le Psamiste s'écriait, entouré par les ennemis mais tout tendu vers le Très-Haut : « Pour moi, je suis mendiant et pauvre : mais le Seigneur prend soin de moi. C'est vous qui êtes mon aide et mon protecteur : mon Dieu ne tardez pas » (Ps 39, 18). Le beau cantique traditionnel qui est repris durant l'Avent répète à l'envi ce vœu de voir se réaliser enfin la venue du Fils de Dieu : « Venez, Divin Messie/Nous rendre espoir et nous sauver/Vous êtes notre vie/Venez, venez, venez ! »
Patience, que c’est dur !
Cependant, l'attente de ce premier avènement ne doit pas nous faire perdre de vue l'attente du second : la Parousie. Les deux avènements se rejoignent dans notre attente. Les justes de l'Ancien Testament ont espéré le premier ; nous espérons le second et toute notre vie n'est pas d'abord de se réjouir pour la Nativité mais de nous préparer pour le retour en gloire. Nous ne sommes pas en marche vers le dénombrement de Bethléem mais vers le dénombrement du dernier jour, jour de gloire et non plus d'anonymat pour le Sauveur. Notre attente réclame donc plus de patience que les simples semaines de l'Avent débouchant sur la Crèche. Le poète jésuite Gerard Manley Hopkins décrit dans sa langue mystique l'exigence d'une telle patience :
La patience est un dur labeur. Il nous est encore possible, c'est à notre portée, d'attendre la Nativité, mais en revanche, la Parousie nous semble tellement éloignée dans le temps et de nos préoccupations — lors que personne ne connaît le jour ni l'heure.
La promesse des derniers temps
La conversion de Paul Claudel le 25 décembre 1886 à Notre-Dame-de-Paris, lors des secondes Vêpres de cette solennité, est bien connue. Elle s'inscrit dans une longue et patiente attente où d'autres signes lui furent donnés afin de l'amener à réformer sa vie et à retrouver un souffle qui ne le quittera plus jamais. Exprimant en poète ce retournement, il parle du « rugissement d'Israël vers son Dieu au bout des siècles sans fin ! », aboutissement de la promesse millénaire, et il écrit à propos du saisissement qui fut le sien : « Rien à faire contre cette éruption comme le monde au fond de mes entrailles de la Foi !/ Rien à faire contre cette voix avant que le monde fût qui me dit : Tu es à Moi !/ Rien à faire contre l'impétuosité, comme quelqu'un du haut en bas qui se fend, de la bête qui dit : je crois ! » (Visages radieux. Le 25 décembre 1886). Si l'homme est patient, quelquefois, Dieu l'est entièrement, constamment, et Il guette au coin du chemin les âmes les plus rebelles.
Nous serons nécessairement amenés à changer l'ordre et la priorité des choses qui nous occupent pour accueillir le Sauveur.
Prenons le temps de nous arrêter sur l'attente qui nous habite vraiment alors que nous préparons les cadeaux et que nous dressons la liste des courses pour festoyer en réveillon et autres réjouissances. Nous serons nécessairement amenés à changer l'ordre et la priorité des choses qui nous occupent pour accueillir le Sauveur. Il est probable que nous serons amenés à déposer et à abandonner au bord du chemin ce qui nous encombre et nous empêche de désirer la Parousie avec la même excitation que Noël. Notre vie intérieure est baignée de cette attente. Le monde qui célèbre le Noël commercial ne peut comprendre bien sûr ni l'avènement de la Nativité, ni la promesse des derniers temps. Le chrétien doit lutter pour ne pas se laisser submerger par cette médiocrité et cette joie au rabais. Comme Claudel derrière son pilier, il laisse reposer sur lui l'ombre divine, tout entier tourné vers l'Avènement qui transforme tout.