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Dans le magnifique album Notre-Dame des siècles, une passion française (Cerf), Mathieu Lours, historien de l’architecture religieuse et professeur à l’université de Cergy-Pontoise, montre combien Notre-Dame de Paris se situe au cœur de l’idée nationale. La cathédrale est pour lui bien plus qu’un simple lieu de mémoire puisque son histoire continue aujourd’hui à s’écrire, toujours confondue avec celle de la France.
Aleteia : vous écrivez au début de votre livre que Notre-Dame de Paris est « à la fois un traité de théologie catholique, un roman fantastique et un livre d'histoire », le dernier point étant l'objet du livre. Qu'entendez-vous par « livre d'histoire » dans ce contexte ?
Mathieu Lours : Notre-Dame est un édifice achevé au début du XIVe siècle. Elle a alors été léguée en héritage au clergé qui l’habite et au roi qui l’utilise politiquement. Elle existe ensuite pendant huit siècles sous sa forme actuelle. L’architecture et le décor sont en quelque sorte l’écume de tout un océan lié aux évolutions politiques, sociales, économiques du royaume de France. Si l’on considère uniquement la cathédrale du point de vue stylistique, nous perdons de vue tout le terreau sur lequel a germé cette architecture gothique. Nous comprenons mal, surtout, la passion déclenchée par l’incendie, en 2019.
Pourquoi avoir choisi un parcours chronologique ?
J’ai longtemps hésité entre chronologie et parcours thématique. La seconde option aurait demandé une parfaite maîtrise de la chronologie de la part du lecteur. J’ai donc choisi la première option mais sans m’y restreindre. Je vois l’Histoire comme la rencontre d’une horizontalité (comprendre une époque dans tout ce qu’elle a de cohérent) et d’une verticalité (comment se fait le passage d’une période à une autre : transitions, ruptures, continuités). J’ai, par conséquent, préféré suivre le déroulement de la chronologie verticale et m’arrêter à certains moments clés où je rétablissais l’horizontalité. Ce choix permettait d’articuler au mieux l’analyse et le récit, car l’histoire est aussi un récit. Le lecteur aime d’ailleurs être emmené dans un récit qui a un début, une suite et, heureusement pour Notre-Dame, pas de fin pour le moment.
En quoi Notre-Dame fut-elle au cœur de la naissance de l’idée nationale ?
Cela s’explique par le fait qu’elle est fondée pour assurer la continuité spirituelle entre l’Empire romain et le Moyen Âge. Elle est construite pour être le siège de l’évêque, soit le fonctionnaire de la religion romaine devenue officielle en 383. Notre-Dame devient par la suite un des lieux de légitimation des rois mérovingiens : Childebert va notamment réaliser de profonds travaux de transformation dans la basilique de l’antiquité tardive ; il se comporte ainsi comme un empereur en montrant que, dans son royaume des Francs, il est toujours le protecteur de la foi et celui qui assure l’évergétisme, les donations aux grands édifices publics par exemple.
Quels liens entre le trône et la nation incarne Notre-Dame ?
Le lieu légitimant pour le pouvoir royal est l’abbatiale de Saint-Denis : s’y trouvent les tombes des rois et les insignes de la royauté conservés en dehors du moment du sacre. L’autre lieu majeur pour la royauté est Reims, lieu du sacre. Notre-Dame, elle, incarne l’exercice du pouvoir. À partir du moment où le roi siège dans l’île de la cité de manière fixe, soit à partir de Philippe Auguste même si l’on pourrait remonter encore à l’an 1000 avec les Robertiens, les rois se rendent à Notre-Dame pour les grandes fêtes de l’année et les mariages princiers y ont lieu. Lorsqu’on part en croisade, l’oriflamme est prise à Saint-Denis mais le départ se fait de Paris. Surtout, après le sacre, c’est à Notre-Dame que le roi de France vient prêter serment de défendre les libertés des Églises gallicanes face aux prétentions du Pape. En échange, l’Église gallicane défend l’indépendance du roi face au Pape et à l’empereur. Ce pacte politique a lieu à Notre-Dame.
Comment la cathédrale traverse-t-elle ensuite la Révolution ?
De façon paradoxale. Elle est à la fois profanée et heureusement sauvegardée. Pourquoi le culte de la Liberté, de la Raison ou de l’Être suprême, les trois formes qu’a pris le culte révolutionnaire, a eu besoin de Notre-Dame ? Parce qu’elle est devenue en 1790 la propriété de la nation comme tous les autres biens du clergé. Si la nation change de religion, c’est dans son temple qu’elle doit continuer à s’écrire. Les révolutionnaires, et notamment la Commune insurrectionnelle de Paris, cherchent d’ailleurs à récupérer Notre-Dame en tant que symbole de l’identité nationale. Le culte y est rétabli finalement en 1795 grâce à des pétitions de citoyens catholiques.
Le Premier Empire est-il le prolongement de la Révolution de ce point de vue ?
L’Empire est la suite de cette logique révolutionnaire : Notre-Dame devient le principal temple de la nation. Napoléon souhaite se faire enterrer à Saint-Denis mais il ne veut pas de Reims qui fait partie de l’Ancien Régime et fait, surtout, partie d’une mystique (les rois thaumaturges, la sainte Ampoule) que Napoléon ne veut surtout pas prolonger. Il veut apparaître comme un souverain des Lumières, fondé sur la raison et le respect de la loi républicaine. Son couronnement est d’ailleurs un double sacre : après avoir couronné Joséphine et s’être couronné soi-même, il s’est rendu dans la nef sur une gigantesque tribune pour prêter le serment civique. Le Pape, entre temps, est parti car trop de choses dans le code civil sont contraires au catholicisme, comme le divorce.
Depuis dix-sept siècles, à part trois années pendant la Révolution, l’édifice de Notre-Dame, même s’il a changé de forme, n’a pas changé de fonction et est toujours affecté au culte catholique.
Comment se réarticule, après la Révolution et l’Empire, le lien de Notre-Dame avec la nation ?
Il se pérennise car Notre-Dame demeure une propriété nationale jusqu’à aujourd’hui, ce qui a été confirmé en 1905. Pour une autre raison également : il y a l’idée que pour habiter la légitimité nationale, il faut rencontrer l’histoire de France où l’héritage chrétien est très présent. Depuis dix-sept siècles, à part trois années pendant la Révolution, l’édifice de Notre-Dame, même s’il a changé de forme, n’a pas changé de fonction et est toujours affecté au culte catholique. Notre-Dame permet aux dirigeants de s’inscrire dans une civilisation et donne un sens à l’Histoire.
En quoi Notre-Dame a-t-elle aussi été, pendant tous ces siècles, le théâtre d'une certaine séparation du politique et du religieux ?
Elle est un lieu où le politique essaie d’utiliser le religieux. C’est vrai depuis Philippe le Bel qui organise les premiers états généraux à Notre-Dame en 1302. Elle est aussi un lieu de divorces, sous la Révolution mais aussi à partir du moment où la République est dominée par l’anticléricalisme (1881) jusqu’au rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1921. Pendant ces quarante années, les chefs d’État et de gouvernements ne se rendent pas aux grandes cérémonies à Notre-Dame, même après le ralliement des catholiques à la République. Clémenceau n’a, par exemple, jamais mis les pieds dans les cérémonies organisées à Notre-Dame pour la célébration de la victoire de 1918 ! L’apaisement des relations entre le Saint-Siège et la France et, surtout, la Première Guerre mondiale avec la mise en avant de figures nationales qui font consensus comme Jeanne d’Arc, ont permis d’entrer par la suite dans une période moins tendue entre catholicisme et politique.
Pourquoi écrivez-vous que Notre-Dame est plus qu'un lieu de mémoire ?
La mémoire est associée au passé. Or, le présent et le futur s’écrivent encore à Notre-Dame qui est aujourd’hui un lieu à la fois culturel et cultuel. Elle est en ce sens comme toutes les églises à leurs échelles, non pas un lieu fossile mais actif.
Cela explique-t-il la portée symbolique de l’incendie de 2019 ?
Oui. Chacun a vu, alors, brûler ce qu’il a voulu voir : un monument, une cathédrale, la réminiscence d’un dessin animé, d’une lecture, de son enfance. Cet incendie renvoyait aussi à tous les drames nationaux. La reconstruction de Notre-Dame s’inscrit, d’autre part, dans un processus bien particulier : il s’agissait, au début, de reconstruire en plus moderne la cathédrale ; c’est devenu un chantier qui accompagne la sortie d’une pandémie avec une crise civique (privation de certaines libertés) et une crise économique. Reconstruire Notre-Dame à l’identique s’inscrit donc aujourd’hui dans un processus de résilience nationale.
Notre-Dame des siècles, une passion française, par Mathieu Lours, Cerf, novembre 2021.