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Par les temps qui courent, on disserte d’abondance sur l’Église, pour expliquer qu’elle va mal et prédire son naufrage dans une marginalité insignifiante. Les abus sexuels commis par des prêtres sont déclarés massifs et "systémiques", ce qui permet de dénoncer ouvertement le cléricalisme et indirectement la structure épiscopale et en fait apostolique de l’institution, donc la source même de son existence. Certains experts ne lui voient de chances de survie que dans une "synodalité" conçue comme un système de démocratie directe en régime d’assemblée, où la parole qui s’impose exerce un pouvoir absolu.
Qu’il soit cependant non moins permis de se demander s’il est adéquat de poser le problème en termes politiques de pouvoir. L’Église n’est pas une société ou institution ordinaire, comme peut l’être une nation, un parti de gouvernement ou d’opposition, une entreprise, un syndicat ou même une association à but non lucratif. Elle n’a pas sa propre fin en elle-même. Comme servante qui en a reçu la mission, elle ne fait que relayer l’offre de Dieu : le reconnaître comme Père, devenir ses enfants et avoir part à sa vie, laquelle consiste non pas à prendre, mais au contraire à donner et même à se donner inconditionnellement — à vue humaine au risque de se perdre —, mais dans la pleine liberté de l’être.
Une institution purement humaine ?
La puissance paradoxale qui se révèle et se livre ainsi ne peut pas être dominatrice. Elle est, à l’inverse, libératrice. Et, puisqu’il faut la transmettre pour la recevoir soi-même, la proposer requiert qu’elle soit non seulement annoncée, mais encore confirmée concrètement par le comportement de ses hérauts et témoins, qui sont la partie visible de ce qu’on appelle l’Église. Bien sûr, son message peut constamment être faussé et dénaturé, car la liberté qu’il confère reste soumise à toutes sortes de tentations d’appropriation et de pouvoir sur les autres. Les abus plus ou moins flagrants de quelques-uns de ses membres peuvent sensiblement éroder son audience en scandalisant, c’est-à-dire en faisant trébucher dans la foi. Mais ces détournements ne suffiront jamais à décourager Dieu d’offrir part à sa vie.
Que des observateurs extérieurs s’intéressent uniquement à ce que peuvent traiter leurs outils d’analyse, c’est compréhensible. Ce qui l’est moins, c’est que, de l’intérieur, des baptisés se proclamant tels (voire des prêtres !) se contentent des mêmes critères pour évaluer les chances de survie du christianisme, comme si son avenir dépendait exclusivement de son image médiatique ou de son inculturation. C’est là faire de l’Église une institution purement humaine et sans raison d’être autre qu’accidentelle. Si son but n’est que d’exercer sinon du pouvoir, au moins quelque influence, ou simplement d’en garder, ses membres ne comptent plus (bien présomptueusement) que sur leurs propres vertus. Et s’ils veulent seulement se faire accepter, ils se soumettent passivement par avance aux normes sociales du moment.
Quand le péché aggrave le crime
Parler de l’Église en mettant prudemment Dieu entre parenthèses, sous prétexte que son existence n’est pas évidente pour tout le monde, c’est donc, d’une certaine façon, dissimuler la part décisive de la vérité. C’est un peu comme si on dissertait sur le football en ignorant délibérément qu’il s’agit d’un jeu de ballon avec des règles et en réduisant le phénomène à son impact socio-économique. Qu’on n’aille pas s’imaginer que "théologiser" les réactions aux abus commis par des clercs revient à relativiser ces crimes. La référence à ce qu’ils trahissent, les fait au contraire ressortir comme des abominations où, à la faute gravissime que réprouvent les lois de la morale "naturelle" et que sanctionne la justice humaine, s’ajoute le péché caractérisé de se servir de Dieu au lieu de le servir en servant son prochain.
L’avenir de l’Église [...] ne passe vraisemblablement pas par la mise en œuvre des recommandations des uns ou des autres, mais par une perception sans cesse à renouveler des véritables enjeux.
Allons plus loin et soyons plus précis en nous demandant quel rapport tout cela peut avoir avec le Christ — celui qui nous montre le Père (Jn 14, 7-9). Il a dit : "Ce que vous avez fait (par des égoïsmes et aveuglements en tout genre) ou pas fait (par manque de compassion) à ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ou pas fait" (Mt 25, 40 et 45). C’est pourquoi, en tant que "membres du Corps du Christ, chacun pour sa part" (Rm 12, 5), tous les chrétiens sont — ou devraient se sentir —, même s’ils n’ont commis aucune abomination et n’ont pas d’indifférence à se reprocher, personnellement blessés en découvrant les ignominies perpétrées par inversion de la mission reçue en jouissance cynique.
Sans le Christ, que reste-t-il de l’Église ?
Ce qui reste alors à faire n’est pas de se substituer aux successeurs des apôtres auxquels il revient de prendre les mesures propres à prévenir et réparer le mal autant qu’il est possible. Il ne peut être non plus question de faire profil bas en attendant d’hypothétiques jours meilleurs, et encore moins de désespérer en se résignant à une marginalité présumée irréversible. Mais c’est du Christ qu’il faut encore et toujours se rapprocher, lui qui est "en agonie jusqu’à la fin des temps", comme l’a écrit Blaise Pascal, et pourtant déjà ressuscité. En un mot, le christianisme ne survit pas sans le Christ, et l’avenir de l’Église qui est son Corps (Éph 1, 22-23) ne passe vraisemblablement pas par la mise en œuvre des recommandations des uns ou des autres, mais par une perception sans cesse à renouveler des véritables enjeux.
Ce recentrage perpétuel s’opère pour les croyants dans la fréquentation de la Parole de Dieu et des sacrements, dans la prière quotidienne et dans l’exercice assidu de la charité. Mais les autres ont aussi intérêt, qu’ils veuillent plutôt du bien ou plutôt du mal à l’Église, à se renseigner sur le Christ pour ne pas s’embourber dans des épiphénomènes. À tous ceux qui se soucient un peu de ce qu’est au fond la réalité de l’institution sur laquelle on disserte à l’envi dans l’actualité, on peut ainsi conseiller le Jésus de Nazareth, roi des Juifs de Roland Hureaux, paru cet automne chez Desclée De Brouwer.
Tout ce qu’il vaut mieux savoir sur Jésus
L’auteur, normalien, historien et énarque, passe systématiquement en revue toutes les sources sur ce qui est su du Christ — dans le christianisme, bien sûr, mais aussi grâce aux documents juifs et païens. La lecture transversale des évangiles permet de cerner la personnalité de Jésus telle qu’elle a été perçue par ses contemporains et de synthétiser les contenus de sa prédication. Le défi des miracles qui heurtent la rationalité contemporaine n’est pas esquivé, de même que sont affrontées les questions des discordances entre les témoignages, des relations de Jésus avec les femmes et avec les pharisiens, ainsi que de l’organisation qu’il donne à la troupe de ses disciples. L’étude des vives tensions au sein du milieu permet d’identifier les mécanismes qui aboutissent à l’exécution du "roi des Juifs".
Tout cela sans parti-pris apologétique (y compris à propos des récits du matin de Pâques), et simplement en présentant de façon ordonnée toutes les informations disponibles. Sans doute existe-t-il, sur tous les médias possibles, quantité d’autres ensembles accessibles de données au sujet de Jésus. Mais cette somme-là a le mérite de fournir, sans qu’il soit besoin d’un acte de foi et d’allégeance, tout ce qu’il vaut mieux savoir du Christ quand on parle de l’Église qui n’existe que par lui et que nul ne peut ni s’approprier ni supprimer.
Jésus, roi des Juifs, par Roland Hureaux, Desclée de Brouwer, septembre 2021.