En écoutant l’autre soir des candidats à la présidence de la République se disputer à distance à la télévision, je songeais à cette phrase d’Ernest Renan dans laquelle il prétend que seuls les médiocres sont aptes à gouverner : « Les grands dons du génie, dont l’emploi est de consoler et de charmer l’humanité, sont d’assez peu d’usage quand il s’agit de gouverner. Un homme vulgaire et avisé vaut mieux pour cela, et il serait facile de montrer que les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. » Et d’ajouter : « On ne comprend pas assez les services que rend dans le monde la médiocrité, les soucis dont elle nous délivre et la reconnaissance que nous lui devons. »
Le fardeau du génie
Phrase étrange et pour le coup désespérée. Louis XIV ou Napoléon avait bien des défauts, ont commis bien des crimes, mais ils n’étaient pas des hommes vulgaires. Ont-il été inaptes à gouverner ? Ils n’étaient sans doute pas aussi « avisés » que les républicains opportunistes au pouvoir du temps d’Ernest Renan : ils n’avaient que du génie. Ce fut leur fardeau. Ce fut aussi le service qu’ils ont rendu aux arts et à la gloire. Car les génies laissent dans l’Histoire des traces que les avisés ne peuvent y imprimer.
Arpentez le parc de Versailles ou la forêt de Tronçais : vous verrez le génie au pouvoir survivant en version paysage.
Marchez dans Paris, allez des Tuileries aux Invalides ou de la Place des Victoires à la Place Vendôme : vous aurez sous les yeux le génie au pouvoir survivant en version architecturale. Lisez les Mémoires de Saint- Simon ou le Mémorial : vous y verrez le génie au pouvoir survivant en version littérature. Arpentez le parc de Versailles ou la forêt de Tronçais : vous verrez le génie au pouvoir survivant en version paysage. Considérez la France dans son ensemble, pays d’équilibre instable et de liberté ombrageuse, et vous admettrez qu’elle est davantage le fruit du génie imprudent que de la médiocrité avisée.
L’ennui au pouvoir
Être gouverné par un génie n’est pas de tout repos et souvent finit mal. Accordons-le à Renan. Mais être gouverné par un médiocre ? Les bonshommes à barbiche et chapeau haut de forme qui, pendant que Renan écrivait ses sentences cyniques, gouvernaient le pays comme un petit commerce pendant la journée, et le soir accompagnaient leur maîtresse à l’Opéra après le Conseil de cabinet, et le dimanche se promenaient en famille au Bois, n’était pas des idiots. Mais, médiocres et avisés, ils ne concevaient pas la grandeur : ils instillaient le poison de l’ennui. « Songez que nous ne sommes pas en un siècle de petites choses » affirmait Colbert sous Louis XIV. « Songez que nous ne sommes pas en un siècle de grandes choses », semblent lui répondre les politiques du temps de Renan, qui est aussi le nôtre. L’ennui au pouvoir !
On appelle aujourd’hui l’ennui « déclin » pour se donner un air savant. À Paris, le désespoir est toujours mieux documenté que dans le reste du monde. Et l’ennui, quand il devient insupportable, entraîne les guerres. Car les bons élèves ne sont pas des génies, hélas : le Président Lebrun était sorti major de polytechnique, Giscard d’Estaing quatrième de l’ENA. De Lebrun, de Gaulle a écrit : « Pour qu’il fût vraiment chef d’État, il ne lui aura manqué que deux choses, qu’il fût un chef et qu’il y eût un État. » Cruauté ? Non, simple description de la réalité médiocre qui absout le polytechnicien avisé : la IIIe République ne faisait pas de son président un chef, ni de son État une force. Lebrun, tout avisé qu’il fût, n’était pas un génie. Il a subi l’Histoire qui s’est faite sans lui. Il est parti sans laisser de trace.
Ce qui nous manque
Mais revenons à nos candidats qui se disputaient ce soir-là à la télévision. Je n’en ai pas vu de médiocre. Je n’en ai pas vu de génial. J’ai entendu des hommes intelligents et soucieux du pays. N’est-ce pas rassurant ? Mauriac prétendait que la IVe République a inventé l’idée que l’intelligence ne soit plus une vertu exigée de ceux qui gouvernent. Les temps ont changé. Nous nous gavons d’intelligence. Nous savons aujourd’hui que l’intelligence n’est pas ce qui manque en France : elle coule à pleins bords. Des journalistes intelligents, des politiques intelligents, nous en avons plus qu’il n’en faut. Nous en avons trop, que c’en est fatiguant. Ce qui nous manque, c’est cette forme exigeante du génie qui est le courage.