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La philosophe Simone Weil nous a laissé de grandes pages sur l’enracinement. C’était, selon elle, « peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine ». La philosophe affirmait : « Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »De nombreuses personnes souffrent aujourd’hui d’être « déracinées ». Avec l’omniprésence des smartphones à tout faire, la « société écranique », dénoncée par le pape François, tend à nous engloutir — voire nous incarcérer ! — dans des mondes virtuels, frénétiques, en « 2D », en attendant des « dimensions » artificielles supplémentaires. Nous nous y désincarnons littéralement. En réaction, des familles, de plus en plus nombreuses, se réimplantent en des lieux où elles désirent goûter l’intégralité d’une présence au monde, de corps, de cœur et d’âme. « Gloire à Dieu et pieds sur la Terre ! » pourrait être la devise des enracinés. L’enracinement auquel les êtres humains sont appelés est communautaire, dynamique et conscient.
Aux antipodes de l’individualisme intégral
Cet enracinement est d’abord communautaire. On a découvert la complexité et la richesse des interactions souterraines entre les arbres. Dans l’humus, avec une multitude d’autres organismes vivants, se régénère ainsi leur force et leur splendeur. L’allégorie confirme sa pertinence. Nous sommes intimement reliés à d’autres êtres humains mais aussi à d’autres créatures. Tous membres d’un écosystème fait d’interdépendances, d’échanges et d’équilibres. La société de l’enracinement se situe aux antipodes de l’individualisme intégral de la sordide « société liquide » décrite par le sociologue Zygmunt Bauman. Pour Simone Weil, l’enracinement est « participation réelle, active et naturelle à une collectivité ». C’est à la fois un consentement à notre nature, et un état d’esprit qui nous incite à agir ensemble.
Comme le chêne immobile étend sa ramure à mesure que ses racines creusent vers leur source, l’homme grandit en s’enracinant.
L’enracinement est en effet également dynamique. Nos racines travaillent et se travaillent. Il s’agit de prendre au sérieux les lieux, les contextes culturels, les environnements, et d’y puiser sa sève, d’en déduire l’expression de sa liberté. Car il n’y a pas de liberté « hors sol ». La prétention à s’être « fait tout seul » est absurde. Ceux qui laissent leur nom dans l’histoire sont toujours, pour commencer, des héritiers. L’émergence des courants artistiques — l’impressionnisme, le jazz… — l’attestent : nous sommes tous enracinés dans notre époque, et les uns dans les autres. Signer nos œuvres pourrait presque relever de l’ingratitude tant nous nous devons les uns aux autres.
Comme le chêne immobile étend sa ramure à mesure que ses racines creusent vers leur source, l’homme grandit en s’enracinant. Mais son enracinement mérite d’être conscient. Certaines de nos racines valent un temps puis pourrissent ; d’autres distillent d’emblée du poison. Dans les deux cas, il faut s’en détacher, les couper ou les renouveler. Telle tradition familiale surannée, voire délétère, sera abandonnée sans regret – comme une mue – au bord du chemin. D’autres racines seront redécouvertes, réinterprétées, revivifiées : généalogie, histoire, patrimoine…
S’il le faut, se refaire des racines
Les racines collectives méritent le même travail. Une société ne peut croître qu’à partir de ses racines, mais elles nécessitent aussi une analyse critique : en famille, en communauté, à l’échelle d’une nation. Certaines racines seront même dénoncées comme « structure de péché ». Le pape François incite ainsi l’Humanité à identifier les racines de la crise écologique : « On n’a pas encore fini de prendre en compte les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique » (Laudato si’, 109). Il faut savoir se remettre en cause quitte, parfois, à déménager, pour se rempoter ailleurs.
Certes, le précieux enracinement géographique nous attache à des lieux, comme au « liquide amniotique original » de notre enfance voire de notre naissance. « Je suis né quelque part, laissez-moi ce repère. Ou je perds la mémoire », chante Maxime Le Forestier. La sourde douleur toujours présente des pieds-noirs ou des harkis, brutalement arrachés à leur terre natale atteste le caractère quasi sacré de cet enracinement originel. D’où la légitime tristesse — jusqu’au sentiment d’une profanation — quand « à plusieurs endroits de la planète, les personnes âgées ont la nostalgie des paysages d’autrefois, qui aujourd’hui se voient inondés d’ordures » (Laudato si’, 21). Tout « migrant », qu’il soit réfugié, venu de loin pour fuir la misère ou la guerre, ou simplement urbain désenchanté, exilé volontaire en milieu rural, doit donc se refaire des racines, à partir de ses deuils, tout en conservant comme il le peut celles qui lui sont chères. Dans tous les cas, demeurer en un lieu ne signifie en rien qu’on s’y fossilise. Tout « commun » est métissé, mouvant, et peut d’ailleurs se révéler conflictuel.
Être d’un lieu est précieux
Réponse d’écologie intégrale aux errances de notre temps, un mouvement de ré-enracinement se profile. Des chrétiens notamment, attirés par des lieux spirituels millénaires, s’en rapprochent et se relient pour s’y ressourcer et rayonner ensemble. Ils ont compris qu’être d’un lieu est précieux. La stabilité offre un repère qui incite à la fidélité, à la chasteté, à l’accueil patient des cycles du temps. La possibilité d’une ouverture naît de l’approfondissement de son identité. Un lieu investi, c’est un territoire vivant, une terre, mais aussi des coutumes, une culture, une biodiversité spécifique, notamment humaine. Et toujours des pauvres, à portée de la main.