L’histoire de Heidi Crowter, jeune trisomique anglaise heureuse de vivre et indignée de voir nier son droit d’être née, invite à se rappeler que toutes les souffrances psychologiques sont loin d’être médiatisées.
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L’actualité de ces derniers jours nous a empêché de nous intéresser à une affaire qui a secoué le Royaume-Uni, bien qu’il n’y ait pas eu de scandale suscitant des accusations, de polémique publique ni d’avalanche de commentaires donneurs de leçons. Mais il était question tout à la fois de l’avortement, du handicap, de discriminations et de victimisation. Et l’événement a été un arrêt de justice déboutant deux femmes qui contestaient la législation permettant l’interruption de grossesse jusqu’à la naissance si le fœtus s’avère handicapé.
La loi sur l’IVG, adoptée outre-Manche dès 1967, est en effet singulièrement radicale : l’élimination du bébé à naître est possible jusqu’à 24 semaines (six mois) et jusqu’à l’imminence de l’accouchement si est détectée une particularité risquant d’empêcher l’enfant de mener une vie « normale » et d’imposer à ses parents et à son entourage une charge qu’ils seraient incapables d’assumer. Cela comprend les becs de lièvre, les pieds bots et la trisomie.
Les statistiques montrent qu’un avortement, au besoin tardif, est pratiqué dans 90% des cas s’il s’agit de « mongolisme ». C’est ce qui est apparu scandaleux à Heidi Crowter, une jeune femme née en 1995 avec un chromosome supplémentaire. On ne s’en est aperçu qu’après sa naissance. Elle a failli ne pas vivre, avec une malformation cardiaque qui a nécessité une lourde opération et une leucémie. Soutenue par sa famille, elle a néanmoins pu suivre à son rythme une scolarité jusqu’à la fin du secondaire. Bien que toute petite, trapue et peu portée aux conceptualisations, elle a trouvé du travail, est devenue indépendante et s’est même mariée avec James Carter, un trisomique de son âge. Elle avait fait sa connaissance par des relations et ils ont longtemps correspondu par internet. Leur idylle a été contrariée par le confinement, qui a aussi retardé leur mariage et limité le nombre de leurs invités qu’ils voulaient associer à la fête.
Mais Heidi exsude la joie de vivre. Elle est fan du club de football de Liverpool et de stars comme Beyonce et Justin Bieber. Elle est aussi chrétienne, de même que son mari, et témoigne du bonheur que lui donnent les chants et les louanges du culte évangélique auquel elle participe régulièrement dans leur église baptiste. Elle a conscience d’être différente de la plupart des autres, mais nullement inférieure. Elle se rend compte aussi que tous ceux qui sont nés comme elle sont victimes de discriminations. Elle-même a eu à subir toute jeune des moqueries et du harcèlement de la part de camarades. Et elle se révolte en apprenant que la majorité de ceux qui ont la même particularité génétique n’ont pas le droit de naître.
Elle se joint donc en 2016 à la campagne Don’t Screen Us Out – littéralement : « Ne nous repérez pas pour nous éliminer. » Ce mouvement est né en protestation contre une mesure gouvernementale offrant aux femmes enceintes des tests systématiques et gratuits de DNA permettant de détecter la trisomie et donc de se débarrasser (toujours sans frais) des fœtus « anormaux ». Avec son dynamisme, Heidi devient peu à peu la figure de proue et le porte-parole de la souffrance de ces êtres humains déclarés handicapés. Ils voient dans ce dépistage le mépris d’eux-mêmes et de leur vie, qui est ainsi publiquement déclarée ne pas valoir d’être vécue et constituer pour la société un fardeau aisément évitable.
Heidi va donc jusqu’à poursuivre en justice, pour discrimination, le ministère de la Santé et des Affaires sociales. S’associe à elle comme plaignante une jeune maman de 33 ans, Máirie (forme celtique de Marie) Lea-Wilson. Son second fils, Aidan, a été découvert trisomique juste avant l’accouchement. Elle a dû se battre pour le garder, le trouve merveilleux et dit : « J’ai deux fils que j’aime également. Mais la loi ne les reconnaît pas comme égaux. » Elles ont aussi l’appui de Sally Phillips, une actrice et scénariste qui a participé à la saga cinématographique des Bridget Jones et dont le fils « mongolien », George, est candidat comme présentateur sur la chaîne de télévision de la BBC pour les enfants.
Ce George Webster (du nom de son père) est embauché le jour même où la Haute Cour rend son verdict : la détection prénatale de handicaps n’est pas illégale, même si elle peut justifier l’avortement jusqu’au terme de la grossesse et si ces tests ne préjugent aucunement de la viabilité du fœtus. Raisons invoquées : les parents peuvent se sentir hors d’état de faire face, le problème peut être identifié très tard, et ce n’est pas à un tribunal de refaire la loi.
Il est à noter que l’assemblée législative d’Irlande du Nord, pourtant profondément divisée entre unionistes (qui tiennent à rester sous la tutelle de Londres) et nationalistes (partisans d’un rattachement à la République du reste de l’île), a unanimement refusé d’appliquer la loi de 1967 autorisant largement l’avortement. Cette « libéralisation » a néanmoins été imposée, malgré la « dévolution » qui garantit une autonomie de gestion locale. L’argument était que les femmes anglaises, galloises et écossaises devaient pouvoir exercer les mêmes droits dans chacune des quatre nations du Royaume-Uni, où elles sont libres de se rendre et d’habiter.
Elles expriment simplement leur désarroi devant une législation qui implique que les handicapés de naissance n’ont pas le même droit à la vie que les autres.
Heidi et Máirie, avec les associations et les « célébrités » qui épousent leur cause, ne renoncent pas. Elles veulent porter leur contestation devant la Cour d’Appel, la plus haute instance judiciaire en Angleterre et au Pays de Galles, et s’il le faut ensuite jusqu’à la Cour suprême du Royaume-Uni. Il est remarquable que les lobbies qui s’acharnent à banaliser l’IVG n’ont pas osé critiquer ces femmes ni se réjouir ouvertement de voir leur plainte rejetée.
Il faut en effet relever que Heidi et Máirie déplacent la problématique. Elles ne font pas valoir qu’un fœtus est un être humain et que l’éliminer est un assassinat. Elles ne raisonnent pas sur des bases anthropologiques, philosophiques, morales ni même religieuses et n’accusent personne. Elles expriment simplement leur désarroi devant une législation qui implique que les handicapés de naissance n’ont pas le même droit à la vie que les autres. Heidi, qui a pu devenir indépendante, voit là une discrimination injuste et insultante. Máirie veut témoigner que son second fils trisomique ne lui donne pas moins de bonheur que le premier qui est « normal ».
La question devient donc l’attention, le respect et la solidarité que méritent les détresses émotionnelles. Elles sont réelles et les cris des victimes, lorsqu’ils parviennent à se faire entendre, ne peuvent pas laisser indifférent. Nous le voyons bien à propos des abus sexuels dans l’Église. Le défi n’est pas seulement de réagir par l’indignation et la compassion, accompagnées de mesures de réparation et de prévention. Il est aussi de ne pas ignorer l’existence des innombrables souffrances non médiatisées, de prendre conscience de l’ampleur et de l’inimaginable variété du mal destructeur à l’œuvre dans le monde, et de l’affronter sans l’esquiver, sans s’y résigner ni prétendre en venir à bout – et sans désespérer.