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À l’aube du VIIIe siècle, l’évangélisation du monde germanique reste largement à faire. Il ne subsiste pas grand-chose des chrétientés fondées à la fin de l’Empire romain en Rhénanie, et les efforts, au demeurant peu évangéliques, des rois francs pour convertir leurs lointains cousins païens n’ont pas donné grand-chose… La plupart des tribus d’Outre-Rhin détestent les chrétiens et ne perdent pas une occasion d’en occire quand il s’en trouve d’assez imprudents pour venir leur prêcher la bonne parole. C’est d’ailleurs ce risque du martyre qui attire, paradoxalement, quelques jeunes prêtres ou moines très fervents, désireux de verser leur sang pour le Christ. Beaucoup d’entre eux sont originaires d’Irlande, et depuis quelques décennies, d’une Grande-Bretagne revenue au christianisme grâce aux efforts de saint Grégoire le Grand pour convertir Angles et Saxons.
C’est un pareil rêve d’héroïsme et de sacrifice que nourrit Winfrid, un bénédictin des environs d’Exeter, né en 675. En 718, on l’élit abbé de Nursling, mais son humilité s’effraie de cette élévation et il quitte l’Angleterre. Le voilà en Frise où l’évêque, Willibrod, lui conseille de se rendre à Rome afin d’être investi par le pape. Consacré évêque en 722, Winfrid, devenu Boniface, « celui qui fait le bien, qui agit bien », décide de s’enfoncer en territoire germanique, là où nul n’a encore osé planter la croix. Il sillonne l’ouest de l’Allemagne, prêche, convertit, baptise, et laisse derrière lui, pour consolider son œuvre, de nouvelles fondations bénédictines. Partout, il se heurte aux anciens dieux païens qu’il chasse, en abattant les arbres sacrés de Hesse et de Thuringe. Puis il s’enfonce en Bavière.
Là-bas se dresse un mont sacré où, depuis des temps immémoriaux, l’on vénère Wotan, le maître du Walhalla, et Frida, sa fille, la déesse de l’amour et du plaisir. Ce sommet est l’un des derniers hauts lieux du paganisme et Boniface entend bien l’arracher au démon. Pour ce faire, le meilleur moyen, que d’autres évangélisateurs ont expérimenté ailleurs, est de placer le mont maudit sous la protection de l’archange Michel, vainqueur de Lucifer.
Sûr de la protection du Prince des Séraphins, Boniface attaque l’ascension de la montagne, la croix à la main. Il n’a pas mesuré la fureur infernale. Ce sommet, c’est le dernier sanctuaire de Satan dans la région, et il entend le défendre, de tous ses pouvoirs qui restent immenses. Soudain, Boniface, stupéfait, se rend compte qu’autour de lui, le mont s’anime mais d’une vie mauvaise, agressive, meurtrière. Tout ce qui l’entoure conspire pour le chasser ou le détruire. Des cailloux se dérobent sous ses pieds pour le faire tomber et le précipiter dans le vide, des rochers se détachent du sommet et roulent vers lui pour l’écraser. Plus il monte, plus la montagne se déchaîne. La végétation se met à croître follement, dressant entre le saint et l’idole une muraille de ronces et de branches épineuses… Boniface avance pourtant mais, à peine a-t-il franchi un obstacle qu’un autre se présente, pire que le précédent. Bientôt, il ne peut plus progresser. Maintenant, il a compris : le diable défend son ultime domaine, jette toutes ses forces dans la lutte et lui, pauvre homme, n’est pas de taille face à l’ange déchu… Il est vain et dangereux d’essayer. Alors, l’évêque appelle Michel au secours.
Dans cette clarté éblouissante, Boniface distingue un jeune homme aux immenses ailes immaculées, revêtu d’une cuirasse de feu, le glaive à la main : l’archange est descendu le secourir.
Et voilà que le ciel s’embrase et qu’un météore semble en tomber. Dans cette clarté éblouissante, Boniface distingue un jeune homme aux immenses ailes immaculées, revêtu d’une cuirasse de feu, le glaive à la main : l’archange est descendu le secourir. Puis un autre phénomène céleste se produit : dans un faisceau de flammes soufrées qui semblent le vêtir tout entier, un autre jeune homme aux ailes de ténèbres a surgi, presque aussi beau que son frère ennemi, ne serait la crispation d’éternelle et insondable douleur qui le défigure… Grimaçant de haine et de colère, Lucifer se jette sur Michel.
À en croire les théologiens, la lutte de ces deux esprits, les plus hauts parmi les princes angéliques, ne saurait être que d’ordre spirituel. Pourtant, c’est à une véritable empoignade à laquelle assiste Boniface effaré. Les deux champions se tapent dessus comme des brutes, avec des ahans d’effort et de plaintes ; ils se mordent, ils se griffent. C’est une bagarre de chiffonniers ! Lucifer se battra jusqu’au bout, même s’il sait qu’il a perdu d’avance, qu’il est à jamais l’éternel perdant de cette bataille dans laquelle il s’est engagé par orgueil, avec l’illusion d’une impossible victoire. Condamné à jamais, sa dernière consolation est de faire encore tout le mal qu’il peut, et il ne s’en prive pas… Si Michel veut lui arracher sa montagne, il la paiera au prix fort ! Enfonçant ses griffes dans les ailes du prince séraphique, Lucifer lui arrache une pleine poignée de plumes couleur de neige.
Les rémiges angéliques tombent en pluie, telles des pétales de fleurs ou des flocons de neige. L’une atterrit aux pieds de Boniface qui la ramasse : ce n’est pas une plume ordinaire mais un joyau merveilleux, lumineux, tel qu’aucun orfèvre ne saurait en créer. Au même instant, dans un ultime effort, l’Archange vient de jeter Lucifer au sol. Vaincu, comme d’habitude, le diable s’enfuit en hurlant sa rage, son désespoir, son insondable souffrance qu’il se refuse à avouer, par orgueil…
En 754, Boniface trouvera le martyre qu’il avait tant cherché, en une autre région, tué par des païens alors qu’il donnait la confirmation à ses convertis. Les bénédictins s’installeront sur le mont, devenu le Michaelsberg, la montagne de Michel. Ils offriront en vénération aux fidèles éblouis la plume miraculeuse perdue par l’Archange, comme au Mont Gargan l’on vénère son manteau pourpre ou au Skellig Michael, en Irlande, la sainte épée qui triompha du dragon. La plume miraculeuse disparaîtra lorsque les luthériens s’empareront du Michaelsberg. Cela n’empêche pas l’Archange de veiller sur la Bavière.