Finis les coups de fil, l'angoisse et les tractations. Plus d'un mois après l'arrivée à Rome de la famille chrétienne afghane qu'il a permis d'évacuer, Alì Ehsani a l'esprit plus tranquille. L'auteur qui vit en Italie depuis 17 ans garde tout de même un œil attentif sur la situation dans le pays. Il faut dire qu'il a suivi, peiné, la reconquête d’Afghanistan par les Talibans. "C’est une blessure qui s’est rouverte", souffle-t-il au début de la conversion vidéo sur WhatsApp. Un air de déjà-vu pour le trentenaire qui a fui ce pays à la fin des années 1990 après l'assassinat de ses parents chrétiens.
Comme eux, des hommes, des femmes et des enfants forment une minorité qui vit cachée parce que leur foi n'est pas acceptée. "Les livres ne rendent pas riches mais ouvrent beaucoup de portes", explique-t-il, rieur. En effet, celui qui a raconté son parcours dans Ce soir, on regardera les étoiles… –roman autobiographique aux éditions Belfond– s'est démené fin août pour que l'une de ces familles recluses soit évacuée d'un Afghanistan en plein chaos.
En effet, lorsqu’il apprend début août que le père d'une amie chrétienne a disparu, il commence à s'inquiéter. La jeune femme ainsi que les treize membres de sa famille sont menacés. Alì décide d'agir pour éviter qu'une histoire comme la sienne ne se répète. Celui qui a fait de la cause des exilés son combat interpelle d'abord le Pape. Par la suite, il sollicite les autorités italiennes. Il peut heureusement compter sur le coup de pouce de personnalités rencontrées lors de ses interventions publiques.
"Je suis reconnaissant envers l’ancienne eurodéputée Silvia Costa, l’ONG Meet Human, l’armée italienne et le ministère des Affaires étrangères ! Vraiment, sans eux, rien n’aurait été possible, explique l'enseignant. L’exfiltration de cette famille ressemblait à un kidnapping, tant il a fallu élaborer des stratégies !"
De tels stratagèmes, la famille d'Alì n'a pas eu la possibilité de les préparer il y a 25 ans lorsque les Talibans prennent le pouvoir dans le pays. À Kaboul où les Ehsani vivent dans les années 1980, les parents et leurs deux enfants forment un foyer afghan comme un autre. "Mon grand frère et moi, on allait à l’école. Notre famille avait une vie normale". Normale à l’exception de leur foi qui sort de l'ordinaire dans cette région du monde.
"Quand j’étais petit, je ne savais pas que mon père et ma mère étaient chrétiens. C’est un ami qui m’a demandé pourquoi ses parents ne voyaient pas les miens à la mosquée. Alors j’ai moi-même posé la question à mon père", raconte Alì. Le père de famille prend peur mais révèle à son fils la foi qui l’anime. "C’est vrai, nous sommes chrétiens et pas musulmans. Ça peut être dangereux, alors fais semblant et ne dit rien à ton ami".
Le sujet ne sera plus jamais abordé.
Une après-midi de 1997, le garçon de 8 ans rentre de cours, il croit retourner chez lui comme d'habitude. "Je suis arrivé à l’emplacement de la maison mais il n’y avait que des gravas : tout était détruit. Je pensais que je m’étais perdu, alors je me suis assis sur un muret qui tenait encore debout". Son frère Mohammad alors âgé de 17 ans, le rejoint et lui explique ce qui est encore inconcevable dans l’esprit du petit Alì : la maison est bien la leur, et leurs parents ont été tués. Le monde se dérobe sous les pieds du jeune garçon. Roquette ? Obus ? Une chose est sûre pour lui, les combats entre factions talibanes ont coûté le vie à ses parents. C’est la fin de l’insouciance et le début de l’errance.
J’ai connu des moments désespérants mais la foi est restée pour moi une grande force.
Après les funérailles, les deux frères prennent la route pour l’Iran en passant par le Pakistan voisin. Ils logent un an chez des compatriotes installés sur place. Lorsqu’ils tentent de rejoindre la Turquie, ils sont arrêtés. Le frère d’Alì va subir de nombreux sévices durant plusieurs jours. Pudique, l’enseignant a encore du mal à en parler aujourd'hui.
Les deux frères gagnent finalement Istanbul après avoir recouvré leur liberté. Ils y restent cinq mois. Là, Muhammad travaille dans une boutique où il se lie d'amitié avec son patron. Il décide de tenter la traversée par la mer pour rejoindre la Grèce. Avec deux amis, ils s'élancent de la côte turque sur une embarcation de fortune. Il est prévu qu'une fois arrivé, Muhammad téléphone à Ali, mette un peu d'argent de côté et tente de faire venir son cadet. Le coup de fil ne viendra jamais, l'aîné meurt noyé avec ses deux compagnons de voyage.
À tout juste 13 ans, Alì est seul, dans un pays étranger, sans perspective. Heureusement il peut compter sur une connaissance qui le recueille chez lui. Il rassemble de l'argent avec son aide et entame un voyage pour Lesbos. C'est de là qu'il tentera de rejoindre l'Italie pour la première fois. "Je me suis caché sous un camion qui prenait le ferry depuis le port de Patras (Grèce) pour rejoindre Ancône en Italie". Si le passager clandestin arrive bien à bon port, un garde-frontière le repère : il doit retourner en Grèce. Quelques mois plus tard, il réussit finalement le passage et gagne cette fois Venise puis Rome.
"La traversée a été difficile mais j’ai toujours pensé que mes parents étaient proches spirituellement et veillaient sur moi", analyse-t-il. Le jeune adolescent loge en centre pour réfugiés, il reprend une scolarité et s'appuie sur sa détermination ainsi que des enseignants qui veulent l'aider à aller le plus loin possible. Il s'engage sur le chemin de foi de ses parents et reçoit le baptême à l'âge de 18 ans. "Découvrir la foi de mon père et de ma mère était important pour moi, surtout que je vivais à présent dans un pays où j'avais la liberté de la pratiquer".
Dans mon malheur, j’ai eu de la chance. Il y a eu la famille turque qui m’a hébergé et aidé à la mort de mon frère, les enseignants qui m’ont poussé et encouragé en Italie...
Après des études de droit et plusieurs expériences dans l'enseignement, Alì Ehsani intervient aujourd'hui dans les écoles pour témoigner des blessures de l'exil. "À la télévision ou dans la presse, les médias abordent généralement la perspective politique de la question des migrants alors que moi, je raconte aux jeunes une histoire : mon histoire. Cette réalité différente, ils n'ont pas l'habitude de l'entendre. Beaucoup pleurent et s'excusent en me promettant de changer leur regard". L'avenir, le trentenaire le voit en Italie, où il espère continuer à enseigner et fonder une famille. Mais en ces jours sombres pour l'Afghanistan, ses yeux sont tournés vers la terre de son enfance. Une terre marquée par la violence mais pour laquelle il nourrit une grande espérance.