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Les rapports entre Église et politique, en France, sont en partie régis par le principe constitutionnel de la laïcité, dont les piliers sont la liberté de croyance et d’exercice du culte ainsi que l’autonomie réciproque des Églises et de l’État. L’État est autonome par rapport à l’Église. Cela signifie qu’il n’a pas à se soumettre à une autorité religieuse. Mais réciproquement, il doit respecter la liberté religieuse : l’Église est autonome par rapport à l’État. Ces deux points-là sont essentiels.
L’application concrète de ce principe, en France, est que les ministres des cultes ne sont pas payés par la République. L’Église s’organise selon "ses règles d’organisation générale" (selon l’article 4 de 1905). Ce principe de double autonomie rejoint une des déclarations du concile Vatican II (1963-1965), qui déclare que "sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes" (Gaudium et Spes, 76-3).
La laïcité installée en pratique dès la IIIe République est nommée pour la première fois dans la constitution de 1946 : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale." Cette formule est reprise dans la constitution de 1958, article 2, qui ajoute : "Elle respecte toutes les croyances". Depuis une décision du 21 février 2013 du Conseil constitutionnel, les articles 1 et 2 de la loi de 1905 ont valeur constitutionnelle. Il est précisé que "le principe de laïcité est garanti par la Constitution ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; le respect de toutes les croyances ; que la République garantit le libre exercice des cultes et implique que celle-ci ne salarie aucun culte".
La séparation du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle est fondée dans les évangiles, comme l’indique la célèbre injonction du Christ aux pharisiens : "Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César" (Lc 20, 25). L’impôt est le signe du pouvoir politique. Dissocier l’impôt de ce qui est dû à Dieu, c’est poser les fondements de l’autonomie respective des sphères politiques et religieuses. Citons Matthieu 20, où après la réponse à la mère des fils de Zébédée, Jésus met en opposition l’enjeu du pouvoir des chefs des nations ici-bas et la loi du royaume annoncée par lui : "Celui qui voudra devenir grand parmi vous se fera votre serviteur".
Ce principe d’une distinction du pouvoir temporel et des autorités spirituelles travaille les vingt siècles de débats ou de conflits touchants les rapports entre l’Église et la politique. Cet enjeu donne lieu à des formes diverses : de la domination de l’empereur sur la papauté à l’inverse pour aboutir, à partir du XIe siècle, à une reconnaissance de l’autonomie du pouvoir politique, et cette tendance s’imposera avec la construction, notamment en France, de "l’État-nation". L’émergence de l’État-nation s’accompagne à partir du XIVe siècle d’une revendication par l’État du pouvoir sur l’Église. C’est la naissance du gallicanisme, qui durera cinq siècles. On ne souligne jamais assez ce qu’est le gallicanisme où l’Église est intégrée dans l’État : "L’Église était de l’État et dans l’État", a relevé Émile Poulat. C’était, ajoutait-il, un "statut d’inséparation".
La pleine application de la laïcité ne demande pas le recul des religions de l’espace public. La loi de 1905 ne dit pas qu’Église et République n’ont rien à se dire, elle suppose un dialogue. "Ne pas reconnaître" ne signifie pas ignorer, mais seulement la fin du concordat et le système établi par Napoléon Ier en 1801 qui reconnaissait quatre cultes, salariait les clercs et finançait les cultes. La négation de la "reconnaissance" ne doit évidemment pas être lue comme absence de dialogue et de discussion entre la République et les religions.
À un certain stade de sécularisation, marqué notamment par le développement d’un pluralisme religieux et de l’agnosticisme, les principes de laïcité s’imposent comme progrès indispensables.
La laïcité ne doit pas être confondue avec la sécularisation, une notion encore peu étudiée en France. La laïcité est un principe ; la sécularisation, elle, est une évolution historique de longue durée qui se manifeste par un recul du rôle et du poids des religions dans la civilisation et la société. À un certain stade de sécularisation, marqué notamment par le développement d’un pluralisme religieux et de l’agnosticisme, les principes de laïcité s’imposent comme progrès indispensables. Mais il n’y a aucune nécessité, pour la bonne santé de la laïcité, que la sécularisation soit accélérée ou poussée à l’extrême. Pour certains, la disparition des religions est indispensable à la laïcité. Mais ces défenseurs d’une laïcité extrême et antireligieuse confondent le combat pour la laïcité et une lutte contre les religions. L’étude de la sécularisation en France est illustrée par les travaux de Jean-Claude Monod (cf. Sécularisation et Laïcité, PUF, 2007).
Pour avancer dans la réflexion, il est nécessaire de clarifier ce que l’on entend par sphère publique. Nous employons cette expression pour désigner tous ces espaces de la société où la pluralité des expressions, des convictions philosophiques ou religieuses peut s’exprimer. C’est aussi l’espace du débat démocratique. Dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, l’article 10 indique que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi." En pratique, la référence juridique est la Convention européenne des droits de l’homme (art. 9) : "1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique le droit de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui." On notera le détail concernant la liberté de manifester la religion et l’absence de restriction sauf celles prévues par la loi.
Mais, il y a un deuxième sens qui découle du principe de séparation : la loi de 1905 impose à l’État, donc aux services publics et aux fonctionnaires agents du service public, la neutralité religieuse. Il faut noter que la loi de 2010 "interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public" n’a pas pu être légitimée par référence à la laïcité. Le texte de la loi donne une définition de l’espace public : "L’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public" (voir aussi la circulaire d’application du 11 mars 2011). Sur la question de l’espace public, je suggère de consulter Jean-Michel Ducomte, Laïcité, laïcité(s) ? (Privat édition, 2012).
Le recul de l’influence des religions sur la civilisation, la culture et la société n’est pas nécessaire à la pleine application de la laïcité ! Trois philosophes agnostiques du XXe siècle, Marcel Gauchet, Claude Lefort et Jurgen Habermas insistent sur la nécessité d’une présence des religions dans la République laïque. Pour Marcel Gauchet, philosophe et historien français, les religions doivent être présentes dans une société sécularisée, parce qu’elles permettent de penser les limites de la laïcité. L’Allemand Habermas rappelle que, dans l’État actuel de la société libérale démocratique, il est faux de penser que les religions n’ont pas leur mot à dire pour notre développement commun, en ce qui concerne les choix qui concernent notre civilisation. Il serait étonnant que les religions n’aient rien à dire ! À elles, à leurs représentants, de trouver les termes intelligibles, qui ne présupposeront pas la foi, pour entrer en dialogue avec une société sécularisée.
Le christianisme ne peut pas se désintéresser de l’humanité. L’encyclique Laudato Si (2015) du pape François en est une preuve récente et éclatante. L’histoire, depuis la Résurrection du Christ, a comme sens de préparer dès maintenant dans l’humanité le Royaume qui n’est pas de ce monde. C’est le sens et le but de l’engagement du chrétien dans l’histoire et dans la politique. Emmanuel Mounier, qui demeure le grand penseur de l’engagement, souligne la dualité du chrétien : être pleinement homme dans son temps et être en même temps "enfoncé dans la tradition et la vie de l’Église". C’est la condition pour que le chrétien ne soit ni "une moitié de chrétien", ni "une moitié d’homme".
Cet équilibre difficile découle d’un double principe. Pour le christianisme, il y a une nette distinction entre le spirituel et le temporel. Mais cela ne signifie pas ignorance réciproque ou cassure entre les deux. Il y a, et Péguy l’a lumineusement montré, une coprésence du spirituel au temporel. Emmanuel Mounier approfondit cette perspective dans un bref essai intitulé Feu la chrétienté (1950) : "Comme l’Église à l’imitation de son chef est pleinement incarnée, sa mission propre qui n’est pas de ce monde, elle l’accomplit dans le monde. […] Religion de l’universelle imitation du Christ incarné, le christianisme commande à l’homme une présence active à tout le temporel. Cette présence concerne l’histoire au premier chef, car il n’y a pas deux histoires, l’une sainte, l’autre profane. La greffe organique de l’histoire sainte sur l’histoire profane nous interdit de les considérer comme deux cours séparées, de les isoler dans deux plans de jugement et dans deux secteurs d’activité." Parcourant deux millénaires d’histoire chrétienne, Emmanuel Mounier montre que le propre de la contribution du chrétien à la civilisation de son temps, c’est une influence "indirecte, biaisée, latérale". La grande image biblique de l’action surnaturelle dans le temporel est celle du levain dans la pâte : le ferment du christianisme s’introduit dans les structures humaines et politiques ; non pour détruire ou bousculer, mais pour épurer le monde de l’intérieur.
L’Église défend certaines grandes options ultimes : elle peut et doit participer au débat dans la sphère publique au même titre que d’autres religions et d’autres philosophies. Mais cette intervention légitime pervertit son sens dès lors qu’elle se transporte sur le terrain du combat politique pour ou contre le pouvoir, ce qui est l’affaire des partis en démocratie. Sur cette question, on éviterait bien des malentendus si l’on distinguait deux plans qui identifient deux grandes modalités d’engagement. Le premier concerne l’inscription de l’Église comme institution ou l’expression comme chrétienne de telle ou telle communauté dans l’espace public. Le second concerne la liberté du chrétien de s’engager dans les partis politiques, dans des mouvements qui réunissent des citoyens en tant que citoyens soucieux de peser sur le devenir politique et social de la République. Sur le premier plan, l’Église catholique, comme les autres confessions et les autres options philosophiques, a la liberté d’expression définie par la laïcité et les règles démocratiques.
La société en elle-même n’est pas régie par la neutralité laïque. Les chrétiens, individuellement ou collectivement, comme institution, s’expriment et expriment leur foi. Les chrétiens comme communauté globale n’ont pas à s’engager dans des combats électoraux comme s’ils étaient des partis. C’est la neutralité de l’État laïque qui impose cela pour sa survie. Pour le second plan, on voit s’articuler dans la conscience du croyant l’exigence d’intervention dans la cité et sa vie spirituelle. Il vit la coprésence spirituelle/temporelle et en même temps la distinction. Mais ici, pas de séparation : c’est dans son unité que la personne s’engage. Pour l’équilibre de la laïcité, il est essentiel que les deux plans de l’intervention ne soient pas confondus.
Dans les termes de Marcel Gauchet, on a besoin d’un espace public de débat entre les grandes options ultimes. Il appartient au chrétien de participer à ce débat, d’être là où les idées s’opposent, d’abord pour contribuer à façonner le bien commun, et ensuite, pour ne pas prendre la parole seul. Qui dit « bien commun » dit « bien de l’humanité » : si cela concerne l’humanité en tant que telle, des personnes devraient rencontrer les positions chrétiennes à partir de leur agnosticisme. De même, la philosophie a besoin du dialogue avec le religieux, pour ne pas oublier d’où elle vient. Claude Lefort, le maître de Gauchet, va jusqu’à dire que la philosophie a besoin d’un point de contact avec le religieux. « Principe de laïcité » ne veut pas dire « espace public entièrement sécularisé », d’où seraient exclues toutes les religions.
La République a besoin d’avoir en face d’elle une assemblée d’évêques, intelligente et cultivée, capable de dialoguer. Pour autant, l’Église n’est pas un parti politique. En la personne d’un évêque ou d’un pape, l’Église peut dire que l’économie financiarisée est injuste, ou défende publiquement une certaine vision de la famille : la laïcité doit leur garantir, comme à toutes les religions, la libre expression sur le devenir de la civilisation. Mais il ne peut s’agir de s’allier à un parti politique. L’Église n’a pas à dicter les règles, même si elle se préoccupe de la protection des valeurs. Gaudium et Spes reconnaît pleinement ce principe, affirmant que « l’Église ne place pas son espoir dans les privilèges offerts du pouvoir civil ».
La présence de l’Église sur la place publique peut entraîner un certain malaise, à l’origine d’attitudes de rejet ou d’indifférence. Ce malaise a sa source dans la mémoire de souffrances liées à une certaine attitude de l’Église. De nombreuses personnes ont pu être blessées dans leur mémoire religieuse et gardent l’image d’une Église qui n’aime pas la liberté et veut s’imposer aux hommes. D’où vient le malaise ? Des siècles pendant lesquels l’Église catholique exerça une vraie autorité temporelle en France, régissant la vie et les mœurs privées. C’était une configuration dans laquelle l’État lui confiait ce rôle et l’Église en était la fidèle servante.
Aussi bien du côté de certains catholiques que de certains militants de la laïcité, demeure la tentation de mal lire la loi de 1905 enserrée dans la jurisprudence libérale qu’elle a suscitée. Du côté catholique subsiste une vaste ignorance qui consiste à identifier la loi de 1905 à la politique d’Émile Combes, sectaire au point de chasser des religieux hors de France. En fait, 1905 est en rupture avec Combes, portée qu’elle fut par Aristide Briand et Jean Jaurès. Du côté laïque, le souvenir du gallicanisme et de la solidarité catholique avec le parti royaliste donne la conviction que le catholicisme ne peut pas être ami sincère de la République, de la démocratie et de la laïcité. Des deux côtés, on devrait clore l’ère du soupçon, cesser de croire que la religion est un danger pour la laïcité, admettre qu’elle peut apporter de bonnes choses à la société sécularisée. De l’autre côté, il faut cesser de prendre les positions de laïcisme extrême qui existent encore aujourd’hui pour une évolution de la laïcité.