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Brève leçon de littérature à l’école de Belmondo

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Jean-Paul Belmondo dans le film "Le magnifique".

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Henri Quantin - publié le 15/09/21
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Impossible de laisser enterrer Jean-Paul Belmondo sans dire un mot du “Magnifique”, le film de Philippe de Broca dans lequel il joue à la fois l’écrivain timide François Merlin et l’agent secret né de sa plume, l’immortel Bob Saint-Clar. Une leçon d’amour… et de littérature.

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Dans Le Magnifique, délirante parodie de James Bond ou de SAS, on se souvient de scènes loufoques, comme un espion qui se fait dévorer par un requin dans une cabine téléphonique ou une cervelle humaine qui saute directement du crâne d’un guerrier à une assiette vide. On admire le jeu de Belmondo, prêtant un sourire aussi satisfait que stupide à Bob Saint-Clar, lorsqu’il saute dans sa décapotable au son des guitares mexicaines ou qu’il joue du piano torse nu en jetant un œil sur sa musculature et son bronzage. Jean Dujardin, qui lui rend hommage dans OSS 117, a été à bonne école.

Le film est bien plus qu’une joyeuse démolition des agents secrets irrésistibles avec les femmes ("— Comme ta peau va bien avec Bach, Tatiana. — Haendel, Bob !") et insensibles aux tortures des ennemis féroces ("Dommage, Karpov, je suis immunisé contre la rage"). Il offre une réflexion sur la délicate question du rapport de l’auteur à son personnage. Sur ce point, aucun professeur ne pourra rivaliser — ce n’est certes pas ce qu’on lui demande — avec la leçon en actes de Belmondo. "La fonction sociale du roman, écrit en ne plaisantant qu’à moitié Dominique Fernandez, est d’éviter le surpeuplement des prisons." Grâce à ses personnages, estime-t-il, le romancier exorcise ses pulsions homicides. Ainsi semble agir François Merlin, dont le héros, épaulé par la belle Tatiana, fait tomber six espions d’un palmier en un seul coup de pistolet.

Dans Le Magnifique, l’intrigue ne prend en effet son épaisseur que lorsque commence soudainement le va-et-vient et la superposition entre l’existence banale de l’écrivain François Merlin et les aventures hyperboliques de Bob Saint-Clar. Belmondo passe de l’un à l’autre avec un plaisir communicatif et un talent sans faille : il réussit à être aussi enthousiasmant en se lavant les dents qu’en renvoyant une grenade avec une raquette de tennis.

Dans cette étude sans prétention des coulisses de la création littéraire, on découvre peu à peu que l’écrivain a donné les traits de son éditeur, qui lui réclame sans pitié de nouvelles pages, à l’infâme colonel Karpov, qui menace Bob de lui faire dévorer les pieds par des rats. Selon le même procédé, l’héroïne en maillot de bain, Tatiana, est une image fantasmée de la plus sage Christine, qui habite à l’étage du dessus et entreprend une thèse sur l’univers romanesque de Merlin. Autrement dit, l’écrivain ne cesse de nourrir son œuvre des événements et des personnes de sa vie quotidienne. De là une série de télescopages drolatiques, comme une femme de ménage passant l’aspirateur au milieu des mitraillettes. Télescopages ou plutôt courts-circuits, dans ce film où les fils électriques servent sans doute de métaphore aux fils du récit. L’appartement délabré de l’écrivain est en chantier, de même que la nouvelle aventure de Bob Saint-Clar est en cours d’écriture.  

La leçon de Philippe de Broca n’est pourtant pas à un éloge de la fiction compensatrice, qui permettrait à un homme exaspéré par son plombier de le trucider par personnage interposé. Le ressort principal de l’intrigue est, au contraire, que l’écrivain François Merlin est asservi à son personnage au fil et à mesure qu’il lui invente des aventures. Son drame n’est pas seulement d’être sans cesse ramené par ses lecteurs au héros qu’il a créé, mais de finir par se croire obligé de lui ressembler. La comédie déjantée est ainsi l’histoire de deux libérations : tandis que Bob Saint-Clar, selon la loi du genre, se libère sans cesse des griffes de Karpov et de ses sbires, François se libère de l’emprise de Bob : "Ah, Bob Saint-Clar ! Mais ça fait dix ans qu’il m’étouffe, qu’il me ronge, cet abruti." On pense à Conan Doyle ayant fait mourir rapidement Sherlock Holmes et s’obligeant, non sans réticences manifestes, à lui redonner vie dans Le Chien des Baskerville.

L’écrivain a parfois une mission sacrificielle en mode mineur : continuer à écrire pour ne pas abandonner ses lecteurs.

Loin de la grandiloquence prophétique du XIXe siècle, l’écrivain a parfois une mission sacrificielle en mode mineur : continuer à écrire pour ne pas abandonner ses lecteurs. Le film tend en cela à donner tort à Merlin quand il dit à Christine, après avoir ridiculisé Bob : "Comment ça, j’ai pas le droit ? Je suis l’auteur, quand même, j’écris ce qui me plaît." Non, le romancier n’écrit pas exactement ce qui lui "plaît".

La relation de Merlin à Bob est encore moins paisible que celle de Doyle à Sherlock et la libération de l’écrivain nécessite plusieurs étapes, d’une grande justesse humaine : il passe d’abord par un rejet violent de son héros, qu’il s’ingénie à humilier par tous les moyens avant de l’abandonner à la fosse commune ; ensuite seulement vient la découverte que la réalité est plus belle à vivre que le fantasme. Crise brutale et apaisement progressif. En somme, la parodie du film d’espionnage est doublée du récit de l’itinéraire initiatique de l’auteur : François Merlin, brave type timide, finit par comprendre qu’il est plus aimable que le fat et vaniteux Saint-Clar. Le film laisse ainsi place à l’émotion au coeur de la surenchère d’hémoglobine bouffonne. Tel ce joli dialogue entre Christine et François, qui signale, sans l’agressivité justicière des balanceuses de porcs, que le macho à peau de tigre n’est pas forcément l’homme le plus désirable : 

Le magnifique n’est donc pas celui qu’on croit et l’amour réel a des bases plus solides quand il n’est dupe ni des fanfaronnades viriles, ni des décolletés plongeants des créatures de rêve. L’amour réel connaît les plombiers injoignables et les machines à écrire qui n’ont plus de "e" : difficile de taper "hélicoptère", mais on peut s’en passer dans la vie courante. René Girard nous a appris que les vérités romanesques prennent à contre-pied les mensonges romantiques, en faisant œuvre de démystification. La littérature révèle le désir mimétique, tandis que le roman commercial l’entretient par intérêt. Christine le signale à sa manière, à propos des quarante-deux tomes des aventures de Bob Saint-Clar : "Ce n’est pas de la littérature, c’est l’expression du désir et de la hantise de toute-puissance que nous avons en chacun de nous." Si Christine aime bien Tatiana, ce n’est donc sûrement pas dans l’espoir qu’on la confonde avec elle. La littérature libère, tandis que le pulsionnel asservit.

On sait que Francis Veber, initialement co-scénariste, refusa de continuer. Le différend portait sur l’héroïne féminine, qu’il ne voulait pas voir prendre trop d’importance. On ne peut savoir ce que le film serait devenu, mais on mesure ce qu’il aurait perdu. Sans Christine ni Tatiana, il n’aurait pas seulement été privé du double charme de Jacqueline Bisset. Il n’aurait pas pu être cette histoire d’amour à la leçon aussi discrète que limpide : la femme a l’épineuse vocation de ramener l’homme au réel et de le libérer de son fantasme de toute-puissance. Heureux l’homme à qui une femme apprend à dire "Je ne suis pas un héros" sans complaisance ni rancœur. Comme toujours, la comédie n’est pleinement réussie que parce qu’elle corrige les mœurs en riant. Il faut souvent bien du temps à un homme pour renoncer à son Bob Saint-Clar intérieur. Il n’est pas sûr qu’il soit toujours plus aisé à une femme de modérer sa Tatiana.

Le film s’achève donc sur une bonne nouvelle pour François Merlin : il n’est pas Bob Saint-Clar et la femme qu’il aime ne lui demande surtout pas de lui ressembler. Autre bonne nouvelle, pour le spectateur cette fois : il est toujours possible de voir Le Magnifique et de continuer à admirer Belmondo dans les deux rôles.

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