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Une des caractéristiques de notre époque est peut-être le manque d’ambition. Après la fin des idéologies, puis le relatif échec de l’universalisme occidental, basé sur la croissance économique censée assurer la démocratie, les pays les plus puissants se contentent de zones d’influence et de pénétrations de marchés. La politique se réduit à la conquête puis la conservation du pouvoir, sans trop savoir qu’en faire ni mobiliser les énergies des populations. Et ce n’est pas tout, car les horizons personnels ne sont pas moins bornés.
Le surdéveloppement de l’information devrait nous rendre plus instruits, plus lucides. Or il a deux conséquences. D’une part, il tend à enfermer dans le présent et le très court terme — ce qui n’engage guère ni à assumer le passé, ni à former de grands desseins. Le désir se limite alors à jouir de bons moments et à des envies dont on sait qu’existent les moyens de les satisfaire. D’autre part, les nouvelles — généralement mauvaises — entretiennent un climat d’incertitude, voire d’angoisse, qui incite à « profiter » autant et aussi longtemps que possible.
On pourrait dire qu’il y a là un certain réalisme, si ce n’est de la sagesse, ou du moins de la modestie : plus de grandes illusions, plus de rêves fous. C’est le règne du raisonnable. Reste à savoir si cette logique un peu myope est bien rationnelle. Ce qui pousse à en douter, c’est qu’un tel pragmatisme débouche sur une série d’incohérences : on a conscience des méfaits du consumérisme, mais on veut maintenir son niveau de vie ; on entend protéger la nature, mais on légitime l’élimination ou la fabrication d’embryons humains ainsi que l’euthanasie ; le droit au blasphème, c’est-à-dire de ne respecter aucun sacré, est décrété sacré, etc.
Ces contradictions recouvrent bien des refoulements. D’abord celui de la mort, à laquelle on préfère ne pas penser, en souhaitant secrètement qu’elle soit physiquement et moralement aussi indolore que possible. Cette occultation permet d’échapper à un dilemme : il est indéniable que toute vie a une fin, mais qu’il n’y ait plus après que le néant n’est pas plus vérifiable que le contraire. Ce mélange de certitude occultée et d’incertitude réputée insurmontable interdit pratiquement toute foi — et pas forcément religieuse —, c’est-à-dire toute vision motivante qui inscrit les projets particuliers dans une perspective plus profonde et plus stimulante. Le court terme occupe déjà suffisamment…
Dans un tel contexte, le chrétien détonne à l’évidence, parce qu’il ne se résigne pas à une finitude où le champ du possible ne peut être que marginalement sauvegardé et élargi.
Mais réussit-il à réprimer tout questionnement et mobilise-t-il assez pour procurer la paix ? Celui qui ne voit que le présent, et au mieux le lendemain, voire le surlendemain mais guère au-delà, ne se distingue plus guère de l’animal qu’en ce qu’il est capable de mettre en œuvre davantage de moyens pour suivre ses instincts. Mais il sait ou du moins sent que son existence reste précaire, et qu’il doit ruser avec lui-même pour s’épargner de penser trop au gouffre qui, avec l’âge, se creuse inexorablement sous ses pas. L’Antiquité chrétienne avait plusieurs « philosophies » destinées à neutraliser les malaises existentiels : cynisme, scepticisme, épicurisme, stoïcisme… On ne les différencie plus si bien aujourd’hui. On se contente d’ériger en droit toute envie qui devient matériellement satisfaisable.
Dans un tel contexte, le chrétien détonne à l’évidence, parce qu’il ne se résigne pas à une finitude où le champ du possible ne peut être que marginalement sauvegardé et élargi. Car l’Évangile ne fournit pas la recette, qu’il n’y aurait qu’à suivre docilement, pour instaurer une société parfaite ou un paradis sur terre. Croire ne conduit pas non plus à se désintéresser de son environnement et du reste de ses semblables, en s’isolant du monde qui court à sa perte. Ce que le fidèle du Christ vise, espère, attend, c’est la vie éternelle — rien de moins. Et par-dessus le marché, pour lui elle a déjà commencé, dans la mesure où il devient enfant de Dieu !
Cette vie éternelle n’est pas simplement l’immortalité — autrement dit la perpétuation sans limite de l’existence actuelle, en échappant par quelque magie aux effets destructeurs de la durée. Mais c’est une participation à la puissance dont sont issus le temps, l’espace et la matière et qui n’y est donc pas contenue. Ce n’est pas un principe abstrait, idéal, un « Être suprême » impersonnel et indifférent. Celui-ci ne pourrait être que conjecturé à partir de sa création s’il n’avait pas, concrètement dans l’histoire, révélé son dessein et son mystère à Abraham, à Moïse, aux prophètes et finalement en Jésus de Nazareth.
Ce qui en ressort, c’est que cette puissance n’est pas celle d’un poids qui excéderait toute autre force et la contraindrait à plier, mais réside dans le don de soi, sans réserve ni obligation, en appelant en réciprocité à la même liberté au lieu de rendre mécaniquement coup pour coup. La plénitude et la source de la vie transparaissent dans l’achèvement de la Révélation à la Pentecôte, où l’Esprit permet de saisir que le Père a envoyé son Fils, afin que celui-ci exerce en tant qu’homme — jusqu’à la mort, et la mort infâmante sur une croix (Ph 2, 8) — sa liberté de renoncement à toute autocratie et qu’ainsi les hommes puissent l’imiter et être libérés en accueillant l’Esprit qui les unit à lui comme il l’unit à son Père en rendant vain le pouvoir de la mort. L’attitude du chrétien semble donc folle à première vue, puisqu’elle consiste à s’efforcer de se comporter comme Dieu lui-même après avoir subverti l’idée qu’on se fait de lui, et sans que cela assure aucune domination ni même sécurité.
La première réponse à cette objection est qu’il ne s’agit pas là d’une ambition à proprement parler, mais d’une vocation à la pleine liberté, qui ne peut que se donner parce qu’elle disparaît si elle est prise, et qui est donc reçue pour autant qu’on ne se l’approprie pas et qu’on entre en communion avec Dieu et avec ses semblables. À quoi s’ajoute que cette liberté, si elle se fonde sur l’abnégation, n’a rien d’une passivité ni d’un mépris du monde et du reste de l’humanité. Elle ne laisse pas ignorer les épreuves qui atteignent le prochain et pousse à identifier et dénoncer le mal, à y résister, à y remédier et à le combattre sans s’en faire complice. Elle n’empêche pas non plus de faire des projets sur le court et le moyen terme, y incitant même, car c’est une nécessité pour le service des autres.
C’est cependant plus que du réalisme, car il ne s’agit pas seulement de prendre, à la mesure de ses moyens, acte de réalités et de s’y ajuster, et bien plutôt de se laisser saisir par la Vérité qui ne s’impose et ne se possède pas, mais se partage. Le chrétien, après tout, est simplement appelé à suivre le Christ qui a dit : « Ce que j’ai reçu de mon Père, je vous l’ai transmis » (Jn 17, 8) et qui l’a fait dans son enseignement, sa Passion après sa compassion pour celles et ceux qu’il rencontrait, et sa Résurrection.