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En 2000 quand on a changé de siècle, on a demandé à 200 scientifiques ce que l’on retiendra selon eux du XXe siècle, et ils ont répondu : premièrement, l’homme met le pied sur la lune ; deuxièmement, le nucléaire, troisièmement, la démonstration de l’existence de la non séparabilité quantique (paradoxe EPR) ; quatrièmement, la Deuxième Guerre mondiale, Staline, Hitler et leurs 50 millions de morts. Comment peut-on croire qu’une obscure expérience de physique puisse marquer davantage l’humanité que la mort de 50 millions d’humains ? C’est pourtant ce qui est arrivé dans le passé : en 1348, l’épidémie de peste noire a tué en quelques années plus d’un tiers de la population européenne (1348-1352), mais le monde l’a oublié, alors qu'il connaît les noms de Copernic et Galilée. L’affaire Galilée pouvait sembler concerner les seuls spécialistes, mais elle a eu cent fois plus d’impact que la disparition d’un tiers de la population. La leçon que nous devons en retenir c’est que, dans le long terme, les seules vraies révolutions sont les changements de vision du monde.
Pour Freud, « avec Copernic l’homme n’est plus au centre du monde, mais sur une planète qui tourne autour d’une “étoile de banlieue”, située aux deux tiers du rayon d’une galaxie perdue parmi des milliards de galaxies. Avec Darwin, l’homme n’est plus au centre de la nature, c’est un singe un peu amélioré. Avec moi, Freud, l’homme n’est plus au centre de lui-même parce que son inconscient est plus important que son conscient ». Cette triple humiliation de l’homme, vient de la science, de la connaissance, qui par ailleurs nous a donné les vaccins, l’électricité, notre niveau de vie actuel, etc. On ne peut pas rejeter le progrès ni la science, mais c’est cela la cause du matérialisme en Occident, et je vous mets au défi de trouver des causes ayant joué un rôle plus important que celle-là.
Il ne faut pas chercher ailleurs les fondements du matérialisme, de l’oubli de Dieu et de la perte de sens de la société occidentale, car les découvertes scientifiques ont un énorme impact sur les idées qui mènent le monde. Cet impact est souvent différé, le temps que la société prenne conscience des implications philosophiques induites par ces découvertes, mais c’est un impact extrêmement profond, à nul autre pareil, et c’est pourquoi il est si important de réaliser aujourd’hui combien les avancées scientifiques du XXe siècle dans tous les domaines du savoir ont rebattu les cartes et changé radicalement les données du problème des rapports de la science et de la religion.
Le désenchantement du monde est venu de la connaissance elle-même.
Dans la vision classique « scientiste », l’univers est parfaitement déterministe et explicable. L’univers est composé de matière, qui est composée de particules. Il n’a ni commencement ni fin, il est parfaitement déterministe et explicable. C’est l’univers de Laplace, une grande mécanique qui se suffit à elle-même. « Et Dieu dans tout cela ? » demanda Napoléon. « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse » lui répondit Laplace. Dans le domaine de la vie, les mutations et la sélection naturelle peuvent expliquer parfaitement l’apparition et l’évolution de la vie. La conscience, l’imagination peuvent s’expliquer comme des processus chimiques et algorithmiques. Le désenchantement du monde est venu de la connaissance elle-même.
C.P. Snow, un grand écrivain anglais disait : « Il y a un fossé entre les deux cultures, » la culture porteuse de sens, la culture traditionnelle et religieuse, et la culture technique et scientifique, dont nous ne pouvons pas nous passer. Selon François Crick, « l’hypothèse stupéfiante, c’est que vous, vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité et de votre libre arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui lui sont associées. Comme l’Alice de Lewis Caroll aurait pu le formuler : “Tu n’es rien d’autre qu’un paquet de neurones” » (L’hypothèse stupéfiante, Plon, 1995, p. 17).
Il ne faut pas chercher ailleurs les fondements du matérialisme et de l’oubli de Dieu. Pourquoi les hommes ne croient-ils plus en Dieu ? On a toujours eu la souffrance, on a toujours eu l’injustice : il n’y a pas de cause plus importante à la perte de la foi en Occident que la vision de l’homme et du monde donné par la modernité et la science, qui est parfaitement représentée par des propos tels que : « L’avenir qui attend l’homme est celui de garçon de course des robots du futur » (Marvin Minsky) ; « La vie est un matériau qui se gère » (Henri Caillavet) ; « L’homme ne peut se leurrer de l’espoir qu’il participe à quoi que ce soit qui le dépasse. Il sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard » (Jacques Monod in Le Hasard et la Nécessité, Le Seuil, 1970, p. 225) ; « Plus nous comprenons le monde plus il nous semble dépourvu de signification » (Steven Weinberg, Les trois premières minutes de l’Univers, Paris, Le Seuil, 1978, p. 179).
Les tenants de toute cette école de pensée du désenchantement du monde, de la déconstruction de l’homme, qui nous dit que finalement l’homme n’est rien et l’univers n’est rien, reconnaissent eux-mêmes qu’au bout de la route, il n’y a que le désespoir absolu, mais ils disent qu’il faut avoir la lucidité de l’accepter. « Je suis porté à croire que nous ne sommes que des débris de bois flottant à la surface de la mer » (Jim Peebles, cité par Steven Weinberg, Le Rêve d’une théorie ultime, Odile Jacob, 1997, p. 227). « Quand nous aurons suffisamment progressé pour nous expliquer en ces termes mécanistes, le résultat auquel nous nous trouverons confrontés risque de ne pas être aisé à accepter. Il semble donc approprié d’achever ce livre ainsi qu’il a commencé, avec ce sombre pressentiment d’Albert Camus :
« L’humanisme matérialiste ne peut qu’échouer » disait intuitivement Saint-Exupéry, mais on ne peut enraciner cette conviction sans s’appuyer sur une vision du monde rationnelle et scientifique qui permette de prouver la compatibilité entre la science et la religion. C’est là qu’est le problème fondamental. Si les gens croient que la vie n’est qu’un matériau qui se gère, que nous sommes comme des morceaux de bois à la surface de la mer, alors tout ce qu’on peut dire en apologétique glissera sur les esprits comme l’eau sur les plumes d’un canard. Cela ne pourra pas s’enraciner.
Dans le domaine de la matière, la physique quantique a balayé la prétention de Laplace et des positivistes d’imaginer pouvoir tout expliquer par un modèle déterministe et matérialiste : on sait aujourd’hui par le principe d’incertitude d’Heisenberg qu’il y a une limite absolue à la connaissance que l’on peut avoir du monde qui nous entoure (on ne peut déterminer avec précision en même temps la vitesse et la position d’une particule), et l’on sait par l’expérience de la communication instantanée de deux particules distantes (la non-séparabilité, ou paradoxe EPR) qu’il existe une réalité au-delà de l’espace-temps : l’univers ne s’explique pas par lui-même, il n’est pas ontologiquement suffisant.
En démontrant le caractère non ontologique du niveau de réalité où se situe notre univers, des expériences comme celles de la non-séparabilité rouvre des voies philosophiques que l’on croyait fermées.
Qu’est-ce que la matière ? Quel est son fondement ? En 1926, Heisenberg démontre que si l’on connaît avec précision la position d’une particule, on ne peut pas connaître sa vitesse, et inversement. Il y a une incertitude fondamentale qui concerne chaque particule de l’univers : c’est exactement le contraire de ce que pensait Laplace qui estimait dans sa perspective déterministe que si l’on pouvait connaître toutes les positions de toutes les particules et toutes les lois qui les font interagir, on pourrait en déduire tout le futur de l’univers. Einstein a longtemps douté de cette révolution conceptuelle : « Dieu ne joue pas aux dés » disait-il, mais les expériences ont bien confirmé cette révolution.
L’expérience d’Aspect à Orsay (A. Aspect et P. Grangier, G. Roger, Phys. Rev. Lett, 49, 91 - 1982), et toutes celles faites par la suite, ont permis de vérifier que si on lance un système de deux particules corrélées dans deux directions opposées, la mesure de l’une des deux perturbe instantanément l’autre, comme si les particules communiquaient de manière instantanée. Or la relativité générale d’Einstein interdit d’aller plus vite que la vitesse de la lumière… Quel est le lien qui les lie ? En fait le formalisme de la physique quantique nous enseigne que les deux particules forment une seule entité quelle que soit la distance qui les séparent ! Ces deux particules constituent donc un système qui transcende le temps et l’espace. Il s’agit du premier phénomène démontré expérimentalement qui se situe au-delà du temps, de l’espace, de l’énergie et de la matière et qui pourtant a des conséquences dans notre monde. Comme le dit Nicolas Gisin, directeur du département de physique à l’université de Genève : « Les corrélations Non Locales proviennent d’au-delà de l’espace-temps car aucune description située à l’intérieur de l’espace- temps ne peut en être faite » (Nicolas Gisin, Are There Quantum Effects Coming from Outside Space-time? Nonlocality, free will and "no many-worlds", dans Suarez A. and Adams P. (eds) Is Science compatible with Free Will? Springer, 2012).
Les visions traditionnelles affirmaient l’existence d’autres niveaux de réalité (ceux des anges, des esprits, des ancêtres). La Modernité a rendu obsolète de telles croyances, pour elle tout ce qui existe est détectable et mesurable. Mais en démontrant le caractère non ontologique du niveau de réalité où se situe notre univers, des expériences comme celles de la non-séparabilité décrite au paragraphe précédent rouvre des voies philosophiques que l’on croyait fermées. Et ce qui est très important, c’est que c’est la science elle-même qui démontre ainsi ses propres limites (voir par exemple B. d’Espagnat, « Théorie quantique et réalité », Pour la Science n. 27, janvier 1980 et À la recherche du réel, Gauthier Villars, 1979 - réédition Dunod, 2015), pas la philosophie ou la métaphysique. Cela constitue un changement de vision du monde comparable à l’émergence de la science moderne quatre siècles plus tôt avec Copernic, Kepler et Galilée.
Dans le domaine de l’Astrophysique, l’idée d’un Univers éternel a été abolie par la découverte du Big Bang qui repose aussi la question de Dieu à la fois parce qu’il y a un moment où il n’y avait ni temps, ni espace (d’où vient l’Univers ?) et parce qu’on a pu calculer que si la vie était possible, ce n’était que parce que la quinzaine de constantes et les lois physiques qui régissent l’Univers sont réglées d’une manière incroyablement fine (qui a réglé cela ?). Au XXe siècle, nous avons découvert que l’univers a une histoire et qu’il est réglé pour que la vie puisse apparaître. Le temps et l’espace ne sont plus absolus : ils sont relatifs. Ils peuvent donc ne pas toujours avoir été. La théorie du Big Bang nous dit que quand on remonte vers l’origine, tout l’univers que nous observons aujourd’hui était concentré dans un espace de 10-33 cm ayant une température de 1032 degrés, 10-43 secondes après le début du temps. Et parler d’un « avant » n’a pas de sens, puisque le temps n’existait pas. Ensuite, il y a une pyramide de la complexité qui s’est élaborée, du big-bang jusqu’au cerveau humain qui est l’objet le plus complexe de l’univers connu.
La question de Dieu redevient maintenant une question scientifique.
Comment expliquer cela ? L’univers est régi par une quinzaine de constantes fondamentales et des lois physiques qui sont réglées d’une manière incroyablement fine et si ce n’était pas le cas, toute vie, toute complexité serait impossible. Trinh Xuan Thuan, bouddhiste, parvient ainsi à l’idée d’un « principe créateur » qui n’appartient pourtant pas à sa culture, à cause de l’existence de ce réglage et de cette très faible probabilité que la vie soit possible (voir ses livres : La Mélodie secrète, Fayard, 1988, et Le Chaos et l’Harmonie, Fayard, 1998) : 1 chance sur 10 puissance 60, c’est-à-dire autant de chance que de toucher une cible d’un centimètre carré à l’autre bout de l’univers en tirant une flèche au hasard, si il n’existe qu’un seul univers. Pour se passer du principe créateur il faut postuler une infinité d’univers parallèles au notre avec chacun de réglages différents, c’est a dire que ce sont les matérialistes qui doivent désormais postuler des entités inobservables ! Étonnant retournement épistémologique.
Pendant deux siècles, on a dit aux croyants que Dieu était une hypothèse inutile et que l’on pouvait expliquer parfaitement le monde sans Dieu. Monod disait que la question de la finalité était à jamais interdite en science mais 10 ans après sa mort la science a reposé cette question. La question de Dieu redevient maintenant une question scientifique. On ne dit pas que la science démontre Dieu, mais que la question d’un créateur redevient une question scientifique, la réponse restant d’ordre personnel (on peut choisir l’existence d’une infinité d’univers parallèles). C’est quelque chose de tout à fait étonnant et presque révolutionnaire par rapport à la science classique. Mais, de plus, le principe du « Rasoir d’Ockham » (privilégier les explications les plus simples, ne pas rajouter d’hypothèses inutiles), semble être aujourd’hui du côté des croyants puisque les athées sont obligés de postuler une infinité d’univers parallèles pour éviter de se poser la question d’un principe créateur.
Est-ce que je suis strictement réductible aux processus qui se déroulent dans mon cerveau ou pas ? Car si nous sommes assimilables à des processus reproductibles par des machines, nous serons remplacés par des machines.
Dans le domaine de la neurologie, la vision d’un homme conditionné seulement par ses neurones et la chimie de son cerveau d’où émergerait la conscience est remise en question. Selon les conceptions les plus couramment répandus, et notamment celle de Changeux, on croyait à l’identité du neuronal et du mental : si je connaissais parfaitement l’état de votre cerveau, je saurai ce que vous pensez en ce moment, et même ce que vous allez penser dans une minute. La connaissance totale de l’état des neurones du cerveau permettrait de connaître le vécu du sujet. Cela est basé sur l’hypothèse que notre conscience serait entièrement réductible à des processus neuronaux. Certaines expériences ont permis de mettre en évidence un fonctionnement plus subtil du cerveau, et c’est aussi le cas des EMI (expériences de mort imminente). La nature de la personne humaine, c’est une question clé pour le XXIe siècle. C’est un débat culturel absolument central : est-ce que je suis strictement réductible aux processus qui se déroulent dans mon cerveau ou pas ? Car si nous sommes assimilables à des processus reproductibles par des machines, nous serons remplacés par des machines. C’est le pari de ceux qui comme Ray Kurzweil affirment que l’intelligence des machines va non seulement rattraper mais dépasser celle des humains. Il y a pourtant des arguments pour dire qu’il y a dans l’humain plus que ce que les neurosciences peuvent y trouver.
Les expériences montrent que le cerveau est déjà en action quelque centièmes de seconde avant la prise de décision : est-ce que notre inconscient serait plus important que notre conscient ? Mais il y a une décision sur le mode du veto qui arrête ou laisse aller à leur terme les processus initiés inconsciemment. Benjamin Libet nous dit : « Nous sommes libres, au moins sur le mode du veto » (L’Esprit au-delà des neurones, une exploration de la conscience et de la liberté, Dervy, 2012). À ce moment on peut postuler que « l’esprit » reprend le contrôle du cerveau. C’est un peu comme un arbitre dans un match de foot qui ne fait rien et ne touche jamais le ballon, mais qui prend des décisions libres par moment et qui a une influence directe et décisive sur l’issue de la partie. Au tribunal, si mon client a tué son père, je ne peux pas plaider qu’il était déterminé à cela : car quelques secondes avant tuer son père, il pouvait ne pas le faire. D’autres expériences, comme celle de Jean-François Lambert sur des moines tibétains en méditation, montrent qu’on peut connaître l’état neuronal sans connaître l’état mental d’un sujet.
Nous n’avons à ce jour aucune notion claire sur la question de l’émergence de la conscience. Il y a aujourd’hui autant de théories pour expliquer comment la conscience peut émerger des neurones que de spécialistes du domaine… ce qui prouve bien que, malgré les énormes progrès réalisés dans ce domaine, nous n’avons encore aucune réponse à cette question fondamentale, celle de notre propre nature ! Toutes ces théories sont basées sur l’hypothèse que le cerveau produit la conscience. Et si l’on cherchait dans la mauvaise direction ? S’il fonctionnait comme un poste radio, qui ne produit pas la musique mais qui est nécessaire pour l’exprimer ? Certaines expériences de « sorties du corps » lors de « morts cliniques » semblent le suggérer (Eben Alexander, La Preuve du Paradis, Guy Trédaniel, 2013).
Dans le domaine des Sciences de la vie, la découverte de cas de reproductibilité de l’évolution, comme par exemple la génération des éléments d’un œil « caméra » comme le nôtre chez toute une série d’animaux dont l’ancêtre commun n’avait pas d’œil du tout impose l’idée d’une canalisation de l’évolution vers des formes fonctionnelles qui seraient « prédéterminées depuis le big-bang » selon un paléontologiste comme Simon Conway Morris. Si vous lancez des billes du sommet d’une colline, vous savez à l’avance les trajectoires que ces billes sont susceptibles d’emprunter. C’est un peu la même chose que l’on constate dans le domaine de l’évolution : l’idée que le hasard est encadré. Le darwinisme dit à l’inverse que « l’espace des possibles » est gigantesque, fruit de milliards de milliards de milliards de mutations successives, avec à chaque fois un tri par sélection naturelle, et dans ce cas, la probabilité d’avoir deux êtres identiques dans l’univers est statistiquement quasi-impossible. Quand le film Avatar est sorti, un darwinien a écrit — en plaisantant — dans Le Monde que James Cameron avait fait « un crime contre le darwinisme », parce que les habitants de Pandora ressemblent trop aux humains, mais j’ai répondu sur le même ton qu’il avait été au contraire visionnaire, parce que sa conception est celle d’une biologie nouvelle, que l’on appelle structuraliste, dans laquelle ce qui concerne les grandes structures des êtres vivants découle des lois de l’univers et non de la sélection naturelle.
D’autres progrès nous montrent que la réalité est beaucoup plus complexe que ce que l’on croyait : dans le génome humain, on a découvert qu’il y a moins de gènes que dans un grain de riz.
D’autres progrès nous montrent que la réalité est beaucoup plus complexe que ce que l’on croyait : dans le génome humain, on a découvert qu’il y a moins de gènes que dans un grain de riz ; l’ADN ne fonctionne pas comme le plan de montage d’un Boeing 747 ; l’épigénétique montre que les gènes s’expriment différemment selon le contexte dans lequel ils sont : la génétique n’est pas tout ; le hasard a une portée limitée : il explique bien le fonctionnement du système immunitaire par exemple, mais dans beaucoup d’autres cas il faut utiliser d’autres concepts.
Notre apparition n’est pas un épiphénomène, elle s’inscrit dans les lois de l’univers. L’adaptation est un masque derrière lequel il y a la structure qui est commune à de nombreux êtres vivants. La taille du cou de la girafe est issue d’un processus totalement darwinien, mais la structure de l’animal avec ses quatre pattes, non. Tous les cristaux de neige sont différents mais ils ont une structure en six branches. Il y a un masque adaptatif derrière lequel il y a des archétypes. L’évolution suit des lois naturelles et ne se déroule pas seulement au hasard de mutations triées par la sélection naturelle. Avec cette vision, nous sommes bien au-delà de Darwin. La vie correspond à des archétypes fondamentaux qui sont inscrits dans les lois de la nature, ce n’est ni du créationnisme ni du darwinisme, mais une évolution orientée vers des structures prédéterminées de plus en plus complexe. Dans une telle vision de l’évolution, des êtres comme nous se doivent d’émerger un jour ou l’autre, sur une planète ou une autre. Ainsi, explique Christian de Duve, « Dieu joue aux dés parce qu’il est sûr de gagner ». Autrement dit, « la vie est un impératif cosmique » ou encore « les lois de la biochimie produisent des contraintes si strictes que le hasard est canalisé et que l’apparition de la vie et même de la pensée consciente devient une obligation dans l’univers et cela en de nombreuses occasions » (Poussière de vie, Éditions Fayard, 1996, p. 493).
L’idée de convergence est très importante. Par convergence, nous entendons le cas d’un être porteur d’un organe et d’un autre être porteur du même organe mais dont l’ancêtre commun n’en a pas : par exemple, l’œil humain ; l’œil des insectes est très différent mais une espèce d’escargot de mer a le même œil que nous, une espèce d’araignée aussi et même une espèce de méduse alors que cela ne lui sert à rien : elle n’a même pas de cerveau… Un des plus grands paléontologistes actuels, Simon Conway Morris, dans son livre sur l’évolution de la vie, nous montre au moins 70 exemples de ce type (Simon Conway-Morris, Life’s solution, Cambridge University Press, 2003). Il précise :
L’existence de convergences amenant à des résultats identiques par des voies différentes soutient l’idée développée, entre autres, par Michael Denton que les formes des structures complexes sont produites par les lois de la nature et non par la sélection naturelle (Michael Denton, Craig Marshall, Michael Legge, « The protein folds as platonic forms : new support for the pre Darwinian conception of evolution by natural laws », Journal of Theoritical Biology, 2002, p. 325-342).
Les anti-darwiniens disent depuis deux siècles que l’œil est un phénomène trop complexe pour émerger par hasard. Mais il est possible de montrer tous les stades qui existent entre des yeux extrêmement primitifs sans cristallin jusqu’à un œil parfait comme le nôtre. Si le darwinisme ne marche pas, c’est parce que l’œil existe beaucoup trop ! L’idée de convergence évolutionniste indique que le nombre des alternatives est strictement limité, c’est-à-dire que le chemin est canalisé. Le darwinisme explique bien des choses, mais les grandes structures, telle celle des primates, seraient inscrites dans les lois de la nature. C’est pourquoi Simon Conway Morris, peut écrire une phrase aussi provocante que celle-ci : « Les formes fonctionnelles sont prédéterminées depuis le Big-Bang » ; cela veut dire que l’évolution ne se déroule pas qu’au hasard : elle est canalisée vers des formes prédéterminées, et cela change bien des choses.
Enfin, dans le domaine des mathématiques, le théorème de Gödel impose aussi une nouvelle vision du monde en démontrant que tout système logique humain cohérent est forcément incomplet et que la notion de vérité est plus vaste que la notion de démonstrabilité, pointant ainsi vers l’existence d’un « monde des objets mathématiques » avec lequel l’esprit humain pourrait rentrer en contact.
L’homme est supérieur à l’ordinateur parce qu’il a accès au monde des concepts mathématiques. « Selon Platon les concepts et les vérités mathématiques existent dans un monde réel dépourvu de toute notion de localisation spatio-temporelle. Notre esprit y a toutefois directement accès grâce à une connaissance immédiate des formes mathématiques et grâce à une capacité à raisonner sur ces formes. C’est ce potentiel de connaissance immédiate des concepts mathématiques et cet accès direct au monde platonicien qui confère à l’esprit un pouvoir supérieur à celui de tout dispositif dont l’action repose uniquement sur le calcul » (Roger Penrose, Les Ombres de l’esprit, Interéditions, 1995, p. 46).
Alain Connes, agnostique, soutient la thèse que les mathématiques sont un continent qui préexiste et que l’homme découvre, comme l’Afrique. Cette conception s’oppose à l’idée qu’on invente les mathématiques et certains athées comme Jean-Pierre Changeux se sont opposés à lui. Pour eux, soutenir une telle thèse constitue une véritable trahison de la raison, de la laïcité, et de l’esprit des Lumières. Mais malgré la pression que Changeux met sur lui, Connes résiste : oui, les mathématiques préexistent bien à leur découverte par l’homme. Voilà comment il répond à Changeux : « Au moment où elle a lieu, l’illumination implique une part considérable d’affectivité, de sorte que l’on ne peut rester passif ou indifférent. La rare fois où cela m’est réellement arrivé, je ne pouvais m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux. J’ai souvent observé la chose suivante : une fois la première étape de préparation franchie, on se heurte à un mur. L’erreur à ne pas commettre consiste à attaquer cette difficulté de manière frontale […]. L’expérience montre que si l’on s’attaque à un problème directement, on épuise très vite toutes les ressources de la « pensée directe », rationnelle […]. Ce qui est frappant, c’est l’importance, quand je parle de procéder indirectement, de l’éloignement apparent entre le problème initial et le champ d’investigation du moment […]. Le mathématicien doit évidemment disposer d’une sérénité suffisante.
On peut parvenir ainsi à une sorte d’état contemplatif qui n’a rien à voir avec la concentration d’un étudiant en mathématiques qui passe un examen » (Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, Matière à pensée, Odile Jacob, 1989, p. 112-113). Ce n’est pas un mystique au fond d’un monastère qui parle ainsi, c’est un grand mathématicien agnostique qui décrit comment il fait son métier de mathématicien, c’est-à-dire comment il découvre la vérité… en mathématiques. Cette position est partagée par celui qui a démontré le grand théorème de Fermat : Andrew Wiles, que j’ai rencontré à Princeton. Les mathématiciens sont en contact avec un autre monde. Les mystiques prétendent aussi être en contact avec un autre monde. Certes, ce n’est pas le même. Mais si l’on croit les premiers, pourquoi ne pas donner quelque crédit aux affirmations des seconds ?
On a toujours pensé que la logique devait reposer sur elle-même car l’arithmétique repose sur les mathématiques et les mathématiques reposent sur la logique ; si la logique repose sur elle-même, le système ainsi constitué est clos sur lui-même : il est complet et cohérent. Cela faisait partie d’un grand projet que le mathématicien David Hilbert avait appelé « la solution finale » (avant le nazisme bien sûr !) au problème de la logique. Si ce projet avait abouti, on aurait pu, devant n’importe quelle proposition logique dire « c’est vrai ou c’est faux ». Mais le théorème de Gödel démontre que tout système logique (comprenant l’arithmétique) s’il est cohérent, est incomplet. C’est un théorème qui a énormément de conséquences philosophiques.
Laplace disait qu’il n’avait pas besoin de Dieu, Hilbert cherchait la « solution finale » qui fonde toute la logique de manière incontestable, Changeux affirmait l’identité du neuronal et du mental : toutes ces conceptions se sont écroulées.
Cette notion d’incomplétude était vécue comme quelque chose de négatif, mais au contraire elle est motrice, car c’est parce qu’il y a du jeu dans le système que la maîtrise n’est pas complète et qu’une histoire est possible. On aimerait un monde complet, mais cette idée d’incomplétude fondamentale et fondatrice est une clé pour comprendre la nouvelle vision du monde, comme l’écrit le père Thierry Magnin (l’Expérience de l’incomplétude, Lethielleux-DDB, 2011). Une autre conséquence du théorème de Gödel, c’est qu’il y a des vérités que nous pouvons percevoir alors qu’elles ne sont pas démontrables dans un système donné. Dans tout système logique, il y a forcément quelque chose qui est vrai mais non-démontrable dans le système concerné. Mais alors comment savons-nous que cela est vrai ? Sans doute par une perception de type platonicien, comme pour l’accès à la vérité en mathématiques.
L’assimilation progressive par nos sociétés des découvertes fondamentales que sont ces principes d’incertitude, d’incomplétude, d’imprédictibilité va changer radicalement notre vision du monde : une révolution conceptuelle imposée par la science elle-même est en marche, et en ouvrant le « champ des possibles », elle est susceptible de conduire à un réenchantement du monde pouvant avoir un énorme impact sur le destin de nos sociétés. L’homme de science doit se résoudre à abandonner sa vision classique prométhéenne. Laplace disait qu’il n’avait pas besoin de Dieu, Hilbert cherchait la « solution finale » qui fonde toute la logique de manière incontestable, Changeux affirmait l’identité du neuronal et du mental : toutes ces conceptions se sont écroulées. Une véritable révolution conceptuelle a balayé tous ces domaines. Il y avait une vision classique qui était prométhéenne, car l’homme voulait se mettre à la place de Dieu : c’était l’optique de Laplace, Hilbert, voire de Changeux. Cela s’est révélé être une chimère, uniquement pour des raisons scientifiques, c’est la science elle-même qui apporte le remède au problème qu’elle a créé, le désenchantement du monde. Il y a ensuite des interprétations philosophiques à développer, mais c’est de la science elle-même que vient le changement.
Le XXe siècle a connu une révolution extraordinaire dans la plupart des domaines du savoir : on est passé du temps et de l’espace absolu de Newton à la relativité de l’espace et du temps d’Einstein qui génère la théorie du Big Bang ; on est passé du déterminisme de Laplace qui n’avait pas besoin de Dieu au principe d’incertitude d’Heisenberg qui génère la mystérieuse non séparabilité quantique, au-delà de l’espace et du temps ; on est passé de la « solution finale » espérée par Hilbert concernant la complétude de la logique au théorème d’incomplétude de Gödel qui la nie définitivement ; on est passé de la sélection naturelle de Darwin aux idées d’une reproductivité de l’évolution sous l’influence de formes fondamentales qui seraient déterminées avant même le Big-Bang ; on est passé de l’analyse des équilibres de la chimie classique de l’époque de Berthelot à l’analyse des déséquilibres et à la théorie du chaos ; on est passé de l’homme neuronal de Changeux à l’affirmation de l’homme porteur d’un libre-arbitre chez Benjamin Libet (cf. J. Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, Presses de la Renaissance, 2007).
Les conséquences philosophiques de cette révolution sont les suivantes : dépassement du réductionnisme, l’homme est plus qu’un ensemble d’organes, la nature est plus que des matières premières à exploiter, le tout est plus que la somme des parties ; limites du déterminisme dans notre monde ; fin de la clôture conceptuelle du Monde, selon laquelle, tout ce qui se produit dans notre niveau de réalité doit avoir sa cause dans ce même niveau. Notre monde ne s’explique pas uniquement par lui-même ! Incertitude, incomplétude, imprédictibilité : ce « in » fait signe : il est constructif et pas destructif, et porte à l’humilité. Rejetant le dogmatisme (j’ai la vérité et je vais vous l’enseigner) et le relativisme (toutes les opinions se valent), il est en phase avec l’affirmation selon laquelle il existe bien une vérité mais aucun homme ou groupe d’homme ne peut la posséder, seulement s’en approcher plus ou moins selon les cas, ce qui nous ramène au mythe de la caverne…
Il y a en résumé trois positions théologiques sur la question des rapports entre science et religion. Premièrement, la position séparationniste. Inaugurée par Galilée pour se débarrasser des problèmes avec le Saint Office : « La science dit comment va le ciel, la religion dit comment on va au ciel. » Cela semble logique en pratique mais c’est mortifère à long terme pour les religions. C’est un piège mortel car cela veut dire la religion n’a rien à dire sur le réel, n’a rien à dire sur la nature de la conscience humaine, n’a rien à dire sur la nature de l’univers, donc à terme les religions sont discréditées car les matérialistes, eux, ont quelque chose à dire sur tous ces points. Si les religions se cantonnent à l’éthique et aux valeurs, elles n’ont plus de prise sur le monde. L’idée de NOMA (Non Overlapping MAgisterium) est très dangereuse car elle consiste à dire : la religion s’occupe de l’éthique, et moi, la science, je suis la seule à pouvoir vous dire qui est l’homme, ce qu’est le réel, etc.
Ensuite, la position de l’intelligent design, selon laquelle la complexité de l’univers et des êtres vivants prouve l’existence d’un Concepteur. Cela va trop loin au plan scientifique et c’est discutable au plan théologique car en tant que chrétien je crois que Dieu me laisse la liberté de ne pas croire en lui. Si j’avais une preuve scientifique de l’existence de Dieu par l’analyse des systèmes vivants, je serais très ennuyé, car cela remettrait en cause ma conception de Dieu ! Enfin, la position de l’incomplétude, qui paraît la bonne car aujourd’hui la science par elle-même (pas la philosophie ou la théologie) démontre l’existence d’un au-delà de la science dont elle ne peut rien dire sauf qu’il existe, ce qui réfute le réductionnisme et le caractère ontologiquement suffisant de notre monde.
Le nouveau paradigme scientifique redonne une grande crédibilité à la conception religieuse. Toutes les religions disent depuis des siècles qu’il y a un autre niveau de réalité au-delà de l’espace, du temps et de la matière et que l’esprit de l’homme est relié à cet autre niveau. La Modernité avait rendu absurde une telle conception : pour elle, il n’existait rien d’autre que le monde matériel. Mais le nouveau paradigme scientifique redonne de façon inattendue une crédibilité à cette conception religieuse.
La science répond aujourd’hui « oui » sur quatre questions essentielles : Existe-t-il un autre niveau de réalité au-delà de l’espace et du temps ? L’esprit de l’homme peut-il être en contact avec un autre niveau de réalité ? Le libre arbitre existe-t-il ? Un principe créateur est-il crédible au plan rationnel ? Aujourd’hui, on peut répondre oui à toutes ces questions et cela change tout. Comme disait Pasteur, « un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène ». Ainsi une nouvelle synthèse entre science et spiritualité est possible et elle conduit à un réenchantement du monde. Nous avons cet espoir pour le XXIe siècle : celui de combler le fossé entre les deux cultures scientifique et religieuse et de rétablir une vision du monde bénéficiant du souffle que donne la transcendance et de la solidité que donne la raison.