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Excellences,
Autorités Distinguées,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux de pouvoir vous rencontrer personnellement lors de ma visite à Strasbourg, en ma qualité de Légat Pontifical pour les 1.300 ans de la mort de sainte Odile, patronne de l’Alsace. Ma présence aujourd’hui est un signe de proximité du pape François pour cette région, qui, de carrefour de conflits historiques, est devenue l’un des cœurs battants de l’Europe contemporaine et de son aspiration à la paix, à l’unité et à la concorde entre les peuples.
Le thème proposé pour notre rencontre aborde l’une des spécificités de ce territoire où contrairement au reste de la France, les dispositions du Concordat entre Pie VII et la République française, signé le 15 juillet, il y a deux cent vingt ans, s’appliquent toujours. L’histoire particulière de cette région, qui depuis cent cinquante ans est liée, au gré des heurs et des malheurs, à la France et à l’Allemagne, a préservé le régime concordataire et la nomination même de l’évêque auxiliaire, que j’aurai, plus tard, la joie de consacrer, a suivi le processus prévu par les dispositions concordataires.
La naissance des concordats, pour reprendre la terminologie classique, résulte des bouleversements qui ont secoué la France révolutionnaire à la fin du XVIIIe siècle. L’un des premiers actes de la Révolution est précisément la Constitution civile du clergé de 1790, qui représente probablement le premier élément moderne de fracture entre religion et politique. Certes, des discordes existaient auparavant et, ce, dans toute l’Europe, il suffit de penser à la lutte séculaire pour les investitures, mais dès l’époque constantinienne, elles s’étaient déroulées dans une société qui reconnaissait la religion comme jouant un rôle important en son sein. La Révolution française modifie radicalement la confrontation séculaire entre l’Église et l’État, car pour la première fois on prétend exclure l’Église – et avec elle la religion en général – de la sphère sociale. C’est dans ce contexte que commence à se développer le concept de laïcité, qui prend – à partir des années 90 du XVIIIe siècle – des degrés différents, allant du rejet complet de la religion à la tentative de l’asservir au pouvoir politique, avec le Concordat napoléonien, jusqu’à une séparation nette des deux domaines, avec la loi du 9 décembre 1905.
Lors de la négociation du Concordat, il y avait deux attentes différentes – celle de Pie VII et celle de Napoléon – qui s’inscrivaient néanmoins et, à bien des égards, dans la continuité de la tradition des relations entre l’Eglise et la Monarchie de l’Ancien Régime. Pie VII cherchait à restaurer le culte catholique en France et à rassembler l’ensemble du clergé et de l’épiscopat, divisé alors entre constitutionnels et réfractaires. En d’autres termes, il essayait, à nouveau, de garantir la "libertas Ecclesiae". Quant à Napoléon, il reconnaissait le rôle social de l’Eglise car il avait besoin de son soutien pour mettre fin au climat de guerre civile et assurer plus sûrement son contrôle sur l’Etat, ceci en instrumentalisant la religion.
Le Concordat napoléonien est donc par ses caractéristiques "le premier concordat moderne de l’histoire malgré ses contradictions intrinsèques notamment en matière de liberté religieuse" car "si d’une part, il admettait le principe du pluralisme des cultes au sein de l’État, dans une perspective de pluralisme religieux et donc de respect de la liberté de conscience, d’autre part, il reproposait le modèle ancien et éprouvé de "la tradition régalienne", qui donnait à l’État le droit d’ingérence dans la vie de l’Église (notamment dans la désignation des évêques", ces derniers étant considérés comme des agents publics.
Le modèle napoléonien – observe-t-on – "allait dominer en Europe pendant tout le 19 siècle, et même après : le Concordat français allait représenter un modèle de solide référence pour tous".
Le modèle napoléonien – observe-t-on – "allait dominer en Europe pendant tout le 19 siècle, et même après : le Concordat français allait représenter un modèle de solide référence pour tous". A partir de ce moment, l’État et l’Église, bien que toujours liés, ont emprunté des chemins divergents et le concept de laïcité s’est développé dans tout l’Occident. Ce terme, même s’il trouve son origine dans la sphère du christianisme, prend au fil du temps – comme nous l’avons mentionné précédemment – des connotations sémantiques différentes dans le contexte politique et social, selon le moment et le lieu de son utilisation.
La plupart associe ce mot aux sentiments anti-religieux de la Révolution. Cependant, depuis la IIIe République, il traduit plutôt une véritable séparation, marquée par une certaine indifférence mutuelle voire même une opposition. L’État renonce à toute ingérence dans les affaires ecclésiastiques, reléguant du même coup la sphère religieuse au domaine exclusif de la vie privée. Cela a permis, toutefois, à l’Église d’acquérir sa propre liberté d’action et de rendre tout son sens à la Parole évangélique "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" (Mt 22,21), que le césaropapisme d’origine constantinienne avait commencé à brider peu après l’Édit de Milan de 313.
Il s’agit certainement d’une évolution douloureuse pour l’Église, habituée à pouvoir compter sur le bras séculier et, à travers ce dernier, à influencer la société civile. L’instauration d’une relation différente a conduit le Magistère de l’Église à reconnaître au fil du temps que : "Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes".
Le Concile Vatican II affirme clairement qu’il existe une "autonomie des réalités terrestres" reconnaissant que la société elle-même a "leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser". Cela ne signifie pas pour autant que les réalités terrestres n’ont aucun lieu avec Dieu et que l’homme peut en disposer sans s’y référer. L’Église, par conséquent, "est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine" tout en ne se confondant pas avec la communauté politique et en n’étant lié à aucun système politique.
C’est la prémisse de la "saine laïcité" que le Magistère des Papes développe depuis Pie XII et qui a trouvé l’un de ses points culminants dans le discours de Benoît XVI à l’Élysée le 12 septembre 2008, lorsqu’il a rappelé qu’"une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société".
Plus récemment, le pape François a réitéré, ici même, à Strasbourg, devant le Parlement européen, que la contribution du christianisme – et plus généralement, on pourrait dire de la dimension religieuse – à la société ne constitue pas un danger pour la laïcité des États, mais plutôt un enrichissement. Il suffit de dire que les idéaux qui sous-tendent le processus d’unification européenne sont ceux de la paix, de la subsidiarité et de la solidarité mutuelle, forgés par le christianisme. Et plus dernièrement encore, dans la lettre qu’il m’a adressée à la veille d’une visite aux Institutions Européennes, le Pape a répété cela :
Cette longue digression sur la laïcité nous permet maintenant de revenir à la question fondamentale de notre rencontre, que je me contenterai d’esquisser pour laisser la place à la discussion. Quelle est donc la pertinence actuelle du modèle du concordat – ou plutôt des accords et conventions signés par le Saint-Siège – aujourd’hui ? Le terme "accord" ou "accord-cadre" est en effet préféré désormais à celui de "concordat", précisément en raison de la nature conceptuellement différente qui les distingue. Le concordat, comme nous l’avons vu pour celui de Napoléon, règle les relations entre l’État et l’Église sur la base de l’idée d’influence mutuelle : l’Église cherchant à affirmer son rôle propre et l’État ses prérogatives. On pourrait presque dire que l’idée moderne de laïcité est davantage la conséquence que la cause d’un système de concordat du 19e siècle. Dans le cadre des accords signés au cours des quarante dernières années, on constate au contraire un renversement de perspective, la laïcité étant en quelque sorte le postulat positif qui sous-tend les nombreux accords, généraux ou spécifiques, signés par le Saint-Siège.
Les accords signés ces dernières années ne reconnaissent pas à l’État – sauf exceptions rares et justifiées – le droit d’interférence dans la vie et l’activité de l’Église.
Par ces accords, l’Église ne vise évidemment pas à revendiquer ou à obtenir des privilèges de quelque nature que ce soit, mais plutôt à voir l’État lui reconnaître sa propre sphère d’action, qui est avant tout spirituelle, mais qui a de fortes implications sociales, puisque – comme l’a dit saint Paul VI – "Ce qui compte pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière". A leur tour, les accords signés ces dernières années ne reconnaissent pas à l’État – sauf exceptions rares et justifiées – le droit d’interférence dans la vie et l’activité de l’Église. Une véritable indépendance des deux sphères est ainsi créée, chacune étant libre de fonctionner selon ses propres règles et dans le respect mutuel. Toutefois, cette indépendance est plutôt une interdépendance, puisqu’elle vise également à se traduire par une interaction positive entre les Parties, au service et au profit de la société dans son ensemble. Certes, nous sommes conscients que les objectifs déclarés ne sont pas toujours respectés à la lettre, mais il n’en demeure pas moins que le système concordataire constitue un cadre privilégié pour ouvrir des espaces de respect mutuel et de collaboration réciproque, notamment dans les domaines où l’Église a toujours été particulièrement active, comme l’éducation, la santé et la charité. En effet, il faut reconnaître que là où il existe des concordats, des accords ou des conventions, une relation positive de collaboration tend à se développer entre les autorités étatiques et les autorités religieuses. Et c’est un avantage pour tous, car les structures religieuses peuvent offrir une contribution concrète à tous les citoyens, quelles que soient leurs convictions religieuses.
Lorsqu’il existe une telle coopération positive, il est également plus facile pour l’État de garantir un espace de liberté et de respect des droits de l’homme pour tous. Cela est particulièrement vrai dans cette région qui, grâce aussi au Concordat, qui bien qu’ancien reste d’actualité, a pu et peut développer sa vocation incontestée à être un carrefour de rencontre et de fraternité, non seulement entre les peuples qui ont habité cette terre pendant des siècles, mais aussi pour toute l’Europe contemporaine, qui a fait ses premiers pas à partir d’ici après les blessures de la Seconde Guerre Mondiale.
Merci !