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L'amour inconditionnel est devenu denrée rare à notre époque habituée plutôt au papillonnage, à la consommation rapide, à la lassitude et à l'ennui en présence du battement régulier des jours. Cela est vrai de la vie affective, mais aussi de tous les autres domaines de la vie quotidienne. Les passions sont éphémères et les intérêts sont fugaces. Dans le domaine des loisirs, certains touchent à tout, dévorant jusqu'à l'indigestion les innombrables possibilités, les rares, les farfelues, celles qui sont à la mode, passagères, au goût du jour. Le travail professionnel connaît un butinage identique : rares sont ceux qui, désormais, s'installent à jamais dans un lieu, une occupation, une entreprise. Le mouvement est devenu la règle d'or, à la fois chez ceux qui dirigent et chez ceux qui obéissent. La vie politique fait l'expérience, attristante, de la même inconstance. Bien des politiciens n'ont aucun scrupule à sauter d'un parti à l'autre, à défendre, aujourd'hui et « en même temps », ce qui fut haï hier ou le sera demain. L'homme religieux devrait être, quant à lui, un peu plus à l'abri de ces bouleversements perpétuels. Que nenni !
L'enthousiasme se refroidit aussi rapidement qu'il ne s'échauffe de façon déraisonnable : ce qui est dressé sur le piédestal un jour, est déboulonné le lendemain. Or, en toutes choses, la constance, qui nécessite souvent un lent et douloureux apprentissage, est la force indispensable pour s'installer dans la fidélité. Cette manière d'être prend à rebrousse-poil la mentalité contemporaine, surtout soucieuse de changement, de multiplication des expériences.
Il est difficile de se laisser saisir par Dieu. L'homme regimbe généralement à cet exercice. Lorsqu'il daigne répondre et s'engager, il pose souvent de telles conditions que le projet ne peut aboutir. Lorsque Notre Seigneur nous invite à ne pas regarder en arrière, nous écoutons d'une oreille distraite et nous essayons aussitôt d'y apporter une explication symbolique qui n'engage pas vraiment. Pourtant, toute la sainteté dans l'Église ne s'est toujours réalisée que par un oui inconditionnel en réponse à un appel divin particulier. Saint Antoine le Grand, quittant le monde et distribuant ses biens pour se retirer dans le désert d'Égypte, n'a pas rusé avec Dieu et n'a pas cherché à garder un petit morceau pour la route, au cas où. Saint François d'Assise, abandonnant ses richesses et se dépouillant de ses vêtements, n'a pas demandé à l'évêque qui a recouvert sa nudité de le couvrir alors de bénéfices ecclésiastiques. Pas de demi-mesure pour celui qui aime vraiment. Seul celui qui est capable d'un tel retournement découvre le contenu de la joie qui existe à vivre. Les épices de la vie se trouvent dans la vie ordinaire ordonnée à la volonté de Dieu. Sinon, l'énergumène aura beau se démener et parcourir tout le globe, il ne découvrira rien qui satisfasse son âme.
Tel pourra dire que l'exemple des saints est trop exigeant pour les nains que nous sommes. Il suffit de regarder, pour contrer cette idée, les choix radicaux opérés par des êtres ne correspondant pas aux critères habituels de la perfection chrétienne. Celui de Madame Louise de La Vallière est éminent. Première maîtresse officielle du roi Louis XIV, auquel elle donnera cinq enfants, elle finira par rejeter cette vie de péché à la cour avec l'aide du père Louis Bourdaloue et de Bossuet, entrant au Carmel le plus strict de Paris, après avoir demandé pardon à la reine, y vivant saintement jusqu'à sa mort et sans un regard de regret vers son existence mondaine passée. Ainsi découvrit-elle le sel de la vie, tandis que tout était fade ou amer lorsqu'elle était la favorite.
Dans une lettre à Raïssa Maritain qu'il conduisit à la foi comme parrain ainsi que Jacques, Léon Bloy, en 1905, souligne très justement qu'« il n'y a qu'une douleur, c'est d'avoir perdu le Jardin de Volupté, et il n'y a qu'une espérance ou qu'un désir qui est de le retrouver ». Et il précise que chaque homme recherche, à sa manière, la fontaine de l'eau des Quatre Fleuves du Paradis, y compris le plus pécheur, le plus empoisonné, le plus débauché.
Il est urgent de retrouver cet élan, cette énergie qui permettent de tout sacrifier, d'abandonner son ridicule royaume et ses ambitions mesurées pour l'obtention d'un bien qui ne passe et qui ne cessera de grandir.
Encore faut-il pour cela, y compris en se trompant d'objet, s'attacher radicalement et inconditionnellement à ce qui a été choisi comme succédané au paradis perdu. Il est urgent de retrouver cet élan, cette énergie qui permettent de tout sacrifier, d'abandonner son ridicule royaume et ses ambitions mesurées pour l'obtention d'un bien qui ne passe et qui ne cessera de grandir. Lorsque le Christ, dans son enseignement, proclame qu'il faut laisser les morts enterrer les morts, Il ne nous invite certes pas à négliger les honneurs funéraires dus à nos proches. Il rappelle simplement que l'homme ne peut pas poser une condition, aussi petite soit-elle, à la suite du Maître. C'est le dilemme du jeune homme qui souhaite être son disciple et qui, au dernier moment, se laisse nouer par des conditions qu'il se forge à lui-même et qu'il pense ne pas être capable de remplir. Comme le précise le poète jésuite Leonardo Castellani : « On ne saurait poser des conditions à l'Inconditionnel. Celui qui conditionne ce qui ne peut pas l'être est mal disposé : il n'est pas en capacité de recevoir l'Inconditionnel qui s'offre à lui ; il ne le connaît même pas. »
Le christianisme n'est pas une religion des petits arrangements, des cures douces. Pour que l'âme se réveille, il faut l'ébouillanter en quelque sorte. Toute maladie grave est vaincue par des traitements de choc qui ne laissent aucune partie de l'être à l'abri. Il en est de même — et l'image vaut ce qu'elle vaut évidemment — en ce qui regarde la vie spirituelle. Pas d'homéopathie dans les exigences évangéliques, pas de compromis, de moyen terme : c'est tout ou rien ; le disciple ne l'est pas à quart de temps ou avec un contrat déterminé. Il s'engage en totalité et ne garde pas de réserves d'or par-devers lui, au cas où. Il ne se donne pas à moitié pour ensuite se reprendre par petits bouts. Le relativisme est à l'opposé, pasteurisé, dénaturalisé, sans odeur et sans saveur mais c'est ce qui plaît à la plupart des palais occidentaux contemporains qui ont perdu la culture du goût.
Une devise ancienne disait : Time Jesum transeuntem et non revertentem — « Craignez Jésus qui passe et qui ne revient plus ». Oui, il faut toujours saisir l'occasion, c'est-à-dire la main tendue par Dieu pour nous extraire de notre marais et nous conduire sur une terre meuble où nos pas pourront être plus assurés. Durant sa vie terrestre, le Christ ne cessa de passer par les villages et les bourgades de Galilée, par la Samarie et d'autres territoires païens, par la Ville Sainte, pérégrinant sans repos. En passant, il héla telle ou telle personne, comme si cela avait été le fruit du hasard alors qu'il l'était de la Providence. Ainsi choisit-Il ses apôtres et ces derniers n'eurent guère de temps pour réfléchir. Tout patauds et lâches qu'ils fussent encore, ils abandonnèrent leurs activités, leur maison, leur famille, leur barque et leurs filets pour mettre leurs pas dans ceux du Sauveur, et ceci sans poser de condition au préalable. Laissant tout, ils Le suivirent, même sans comprendre encore. Tout ou rien, comme le fut la devise de saint Jean de la Croix.
Il va sans dire, — mais il est préférable de le rappeler —, que ce « sans compromis » ne vaut que pour soi-même. Il serait dangereux et illégitime de l'exiger des autres à moins de devenir des caricatures imposant au nom de Dieu ce qui ne peut être porté par un homme. Chacun doit trouver son rythme avant de parvenir à un dépouillement moins médiocre, avant de comprendre que seul l'inconditionnel ouvre la voie du Salut.
Père Jean-François Thomas s.j., Bse Marie Reine, sainte Pétronille, 31 mai 2021.