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Depuis deux mille ans, les Juifs posent à l’Église une question dérangeante : si Jésus était vraiment le Christ, le Messie de Dieu, et s’il a inauguré le Royaume de Dieu sur la terre, est-ce que ça ne devrait pas se voir davantage ? Vous autres chrétiens, vous croyez avoir embarqué dans le train du Christ, vous vous imaginez même être arrivés en gare de la Jérusalem céleste. Mais nous autres Juifs, nous sommes restés sur le quai et nous avons eu raison. Car ce train de Jésus-Christ était une illusion qui n’arrivait nulle part. D’ailleurs, les trains très concrets où on nous a embarqués de force nous ont menés à Auschwitz. C’est dire si le Royaume de Dieu n’est pas arrivé ! Satan règne en maître…
Y a-t-il tromperie sur la marchandise ? Cette question-là doit être prise au sérieux. Et les Juifs contemporains de Jésus se la posaient déjà. Oui, Jésus faisait des miracles, mais pas tant que ça ! Oui, Jésus rassemblait des foules, mais pas tant que ça ! Et pendant ce temps-là, la mort continuait à emporter les vieillards comme les enfants, la violence continuait à ravager des pays et des familles entières, l’orgueil dévorait toujours les ambitieux, la pauvreté et toutes sortes de malheurs frappaient même les plus méritants et les plus justes des hommes… Si le Royaume de Dieu est synonyme de paix, de joie et d’amour, il y a tromperie sur la marchandise ! Comment croire Jésus dans ces conditions, lorsqu’il proclamait : « Le Royaume de Dieu est tout proche » ? À cette grave question, Jésus répond ce dimanche par la parabole de la semence qui pousse toute seule et la parabole du grain de moutarde (Mc 4, 26-34). Dans les deux cas, il s’agit des rapports entre la prédication de Jésus et l’avènement du Royaume.
La première parabole montre que sa croissance se produit en tout temps, quoi que le semeur fasse ou ne fasse pas, et que le temps de la moisson est arrivé. La seconde parabole souligne le contraste entre la petitesse de la graine qui est plantée et la hauteur de l’arbre qui est produit, à l’ombre duquel tous les oiseaux du ciel viennent s’abriter. L’enseignement est transparent : le ministère de Jésus n’est peut-être pas spectaculaire, mais il produit progressivement le résultat espéré. Le Royaume est bien commencé, et les peuples de toute la terre peuvent y entrer. Mais ce Royaume, déjà là, n’est pas encore pleinement manifesté. Autrement dit, et jusqu’au second avènement du Christ dans la gloire qui marquera la fin des temps, le Royaume de Dieu fait l’objet d’un acte de foi. À l’image du Christ lui-même durant sa vie terrestre, le Royaume de Dieu se donne à voir aux cœurs ouverts à la grâce, et se laisse saisir par des indices tangibles de sa grandeur et de sa puissance, mais il est revêtu d’humilité et passe inaperçu auprès de la plupart des hommes. Le Christ s’est révélé simultanément comme un roi crucifié et glorieux, le Royaume de Dieu qui lui est attaché se révèle donc également comme un Royaume crucifié et glorieux.
Jésus s’approprie ainsi très consciemment la prophétie d’Ézéchiel (Ez 17, 22-24) que la liturgie propose en prélude à cet Évangile. Dieu y disait par la bouche du prophète : « À la cime du grand cèdre, je prendrai une tige, au sommet de sa ramure, j’en cueillerai une toute jeune. » Si le cèdre est le symbole du Temple de Jérusalem et du peuple d’Israël, alors la prophétie annonçait que Dieu ferait, en la personne de Jésus, naître le Royaume au milieu d’Israël, renouvelant ainsi ses institutions religieuses. Mais la prophétie avertissait déjà secrètement que cette plante du Royaume nouveau et définitif connaîtrait un sort apparemment funeste : « Je la planterai moi-même sur une montagne très élevée. » C’est l’arbre de la Croix planté sur le Calvaire qui se dessine. Le verdict est confirmé : le Royaume de Dieu est un Royaume crucifié en même temps que glorieux, à l’image du Christ lui-même.
Qu’en est-il de l’Église, dans tout cela ? D’une part, l’Église est le corps mystique du Christ. D’autre part, l’Église est « le royaume du Christ déjà présent en mystère » (Vatican II, Lumen gentium, 3), elle est le « germe et le commencement » du Royaume de Dieu (LG, 5). L’Église est donc prise dans le dynamisme du Christ et du Royaume, car elle est intrinsèquement liée à l’un et à l’autre, au point de s’y identifier de quelque manière. Elle est donc elle aussi simultanément glorieuse et crucifiée. Elle est donc elle aussi, comme le Christ et le Royaume, l’objet d’un acte de foi.
Dans l’Église, chacun est sûr de trouver le Christ lui-même et le Royaume déjà commencé : l’Évangile, les sacrements, les trésors de sainteté qui se déploient à travers l’histoire. Il y a là une visibilité indubitable : « L’Église, c’est-à-dire le Royaume du Christ déjà présent en mystère, croît visiblement dans le monde par la puissance de Dieu » (LG, 3). Mais cette réalité glorieuse de l’Église est cachée sous un double voile : celui de ses humbles apparences, parfois jusqu’aux catacombes et à la persécution, et celui du péché de ses membres, jusqu’aux scandales qui l’ont éclaboussée ces dernières années. Si l’Église est sacrement du Royaume, c’est à la manière de l’Eucharistie : en Jésus, la réalité est dans le signe, le Royaume est réellement, substantiellement et vraiment dans l’Église. Le Royaume est visible et agissant dans l’Église, mais encore voilé. C’est notre croix, et c’est notre espérance.
Les deux paraboles que Jésus nous propose dans l’Évangile du jour ont-elles livré tous leurs secrets ? Non. Mais on peut en garder une certitude : par Jésus, dans l’Église, le Royaume grandit, en dépit des apparences souvent contraires. Cette croissance du Royaume dépend en partie de notre sainteté personnelle, mais elle se produit quoi qu’il en soit, parce qu’elle est dans la main de Dieu. Cela doit nous prémunir contre la tentation de l’activisme et l’orgueil de celui qui croît bâtir le Royaume par ses propres forces. Mais cela doit nous interpeller : si la réalité du Royaume est déjà là, il dépend en partie de nous qu’elle soit plus visible aux yeux de tous. Il dépend en partie de nous que la paix, la joie et l’amour règnent dans tous les cœurs humains.
Les Juifs nous provoquent par leur question : où voit-on que le Royaume est advenu ? Ils nous aiguillonnent et nous empêchent d’être satisfaits à trop bon compte. C’est peut-être pour nous adresser cette question que Dieu permet qu’ils n’entrent pas encore dans l’Église. Après tout, une autre prophétie biblique prévoit que la manifestation plénière du Royaume sera annoncée et précédée par l’adhésion massive des Juifs au Christ et à l’Église. Leur existence mystérieuse et douloureuse et notre séparation d’avec eux qui devraient nous être les plus proches sont pour nous un rappel : il y a encore quelque chose à espérer, quelque chose à désirer. Bien sûr, nous serions ingrats si nous ne voyions pas que nous possédons tout déjà du Royaume. Mais nous serions aveugles au mal et à la souffrance si nous n’attendions pas que le Royaume se manifeste en perfection. L’inachèvement du Royaume quant à sa manifestation plénière devrait nous tenir en haleine, et nous faire désirer la seconde venue du Christ dans la gloire qui verra s’épanouir tout ce que nous aurons semé de sainteté en ce monde.