On me racontait les horreurs ordinaires d’une guerre qui a eu lieu récemment. C’est l’histoire de gamins de 20 ans envoyés se faire tuer pendant leur service militaire, de cadavres cachés pour faire baisser le nombre de morts en faisant croire qu’ils sont détenus par l’ennemi, de prisonniers de guerre qui ne sont pas libérés, d’instances internationales qui détournent le regard, de grands discours jamais suivis d’effet, de postures politiques prises par les uns et les autres ; en toile de fond, comme chaque guerre, des parents, des amis, des épouses qui pleurent. Tous ces drames égrenés par des témoins oculaires dignes de confiance remplissait mon esprit d’un sentiment de désolation et d’impuissance devant la barbarie des hommes. Il y avait un dénominateur commun à tout cela : le mensonge.
De même que les cadavres empilés dans des hangars à l’abri des regards, les mensonges s’empilent les uns sur les autres, sans fin, sans pudeur. La solution à tout problème sera de répondre par un mensonge, avec aplomb, à tel point que l’on se demande si parfois les gens ne se persuadent pas eux-mêmes de leurs histoires inventées de toute pièce par intérêt, paresse, commodité ou mépris. On me répondra que cela a toujours été ainsi et spécialement dans les temps de conflits. « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. » Nous connaissons cette petite musique de la Seconde Guerre mondiale : mensonge comme propagande, mensonge pour manipuler les masses et obtenir — ou garder — le pouvoir, mensonge pour ne pas démoraliser les troupes.
C’est une société de mensonge qui se fabrique au milieu de laquelle il faut essayer de démêler sans cesse le vrai du faux.
On se rappelle les vérités alternatives des partisans de Donald Trump : on nie les faits, prouvés, tangibles, mais prétendument orchestrés par un complot mondial pour croire à une autre vérité ailleurs, cachée, et dont bien sûr on est dépositaire. Tous les médias ou presque sont désormais obligés de créer leur page de fact checking, de vérifications de faits et de propos, tant les réseaux sociaux donnent la parole à n’importe qui pour raconter n’importe quoi. Trouver un média qui ne ment pas ou qui ne tronque pas les faits en faveur d’une idéologie relève de l’exploit. On se demande parfois si la ligne éditoriale de certains n’est pas l’annonce claire de la manipulation des faits à laquelle on sera confronté.
Dans la vie quotidienne aussi, et je ne parle pas des bonimenteurs publicitaires auxquels nous avons toujours été habitués, la parole n’a guère plus de poids. Le mensonge se propage, des histoires sont racontées par facilité afin de ne pas assumer le réel. C’est une société de mensonge qui se fabrique au milieu de laquelle il faut essayer de démêler sans cesse le vrai du faux.
Le Père du mensonge, le diable, sème la misère et la mort grâce au mensonge et les mots eux-mêmes sont vecteurs de mensonges sur des réalités pourtant matérielles, indiscutables. Tous les débats autour des lois de bioéthique nous montrent que les mots sont tordus par les partisans de nouveaux droits. Les mots de père, mère, enfant, famille ne veulent plus rien dire. La vérité n’existe que si elle correspond à ce qui m’arrange. Pour avoir une discussion un peu constructive, il devient indispensable que chacun définisse à nouveau les mots qu’il emploie et leur acception.
Dans l’Évangile, le Christ invite à la vérité : vérité des paroles, cohérence des actes, sincérité du culte. Il sera condamné grâce à de faux témoignages et toute la Passion est une longue histoire de mensonges et d’incohérences. « Je suis le chemin, la vérité et la vie » proclame-t-il, par opposition au père du mensonge. Il sera victime pour avoir dit la vérité, vérité de qui il est, vérité de qui est Dieu, vérité de qui est l’homme. Nos frères chrétiens persécutés le sont souvent pour avoir simplement affirmé la vérité de leur conscience et de leur foi. « Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais » (Mt 5, 37). Le Christ, Verbe incarné, ne peut être que vérité et nous sommes bien souvent les Philinte du Misanthrope, cherchant à accommoder la vérité pour ne pas créer de troubles et rester dans le jeu social qui nous est imposé.
De silences en acquiescements, de modérations en cachotteries, nous préférons ne pas dire et ne pas faire plutôt que d’assumer ce que nous sommes et ce que nous croyons.
Mais jusqu’à quand pouvons-nous jouer ce rôle sans trahir nos convictions et sans trahir le Christ qui est la vérité ? De silences en acquiescements, de modérations en cachotteries, nous préférons ne pas dire et ne pas faire plutôt que d’assumer ce que nous sommes et ce que nous croyons. Difficile équilibre entre la douceur et la vérité : si Alceste est ridicule c’est parce qu’il est violent mais la lâcheté n’est pas douceur pour autant.
Quand le monde ne devient plus que mensonge autour de nous, être révolutionnaire peut consister simplement à dire la vérité : vérité des faits, vérité de ce que l’on pense et vérité de ce à quoi l’on croit. Nous n’avons pas toujours raison mais au moins nous ne serons pas les fils du mensonge. Alors que notre vie sociale reprend quelques couleurs avec la fin des couvre-feux, soyons attentifs à être dans cette vérité avec nous-mêmes et avec les autres. C’est aussi cela bâtir sur le roc notre vie et nos sociétés.