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La philosophe Monique Canto-Sperber vient de sortir un livre passionnant : Sauver la liberté d’expression (Albin Michel), pétri de culture et d’intelligence, dont on peut ne pas partager toutes les analyses, mais qui invite à une réflexion salutaire en ces temps liberticides… Ayant eu l’honneur de débattre avec elle récemment, je retiens de ses propos ce constat : la liberté d’expression est aujourd’hui prise en otage.
D’un côté surgissent toujours plus les revendications d’une "parole libérée", avec ce thème principal : on ne pourrait plus rien dire, tout est aseptisé, sous contrôle. De l’autre côté, on voit apparaître de nouvelles formes de censures, ancrées sur une "bien-pensance", qui vont jusqu’à la privatisation du droit de penser et de s’exprimer. Monique Canto-Sperber pointe du doigt ce qui lui semble être, en fait, une complicité entre ces deux extrêmes, marqués l’un et l’autre par une volonté hégémonique de la prise de parole. Pour elle, la liberté d’expression devrait rester entière, comme un droit de parler de tout dans tout l’espace public, tel que le permet la loi. Le but étant aussi radical que de permettre à l’art de la conversation de continuer, et donc à la civilisation (telle que nous l’entendons en Europe) de survivre.
De fait, la liberté d’expression, "en soi", ne devrait connaître aucune limite. C’est l’individu qui devrait, de lui-même, être capable de fixer les limites à sa liberté d’expression. Comme pour toute liberté, l’acte de m’exprimer (c’est-à-dire de faire sortir du champ de l’intime mes convictions et de les rendre publiques) est soumis, pour être vraiment libre, au crible du discernement. La philosophie nous y convie, mais la Bible elle-même nous l’ordonne. "Celui qui parle beaucoup ne manque pas de pécher, mais celui qui met un frein à ses lèvres est un homme avisé" (Pr. 10,19). Tourner sept fois sa langue dans sa bouche, dit-on ! Mettre une garde à ses lèvres est un grand bienfait, dont saint Benoît fera une des voies de sainteté dans sa Règle, posant le silence comme un passage obligé vers la sainteté du moine.
Le discernement pour la liberté d’expression est particulièrement complexe. Qui suis-je pour intervenir publiquement ? Quelle est mon autorité, ma crédibilité, ma notoriété ? À qui suis-je censé m’adresser ? Suis-je certain que mon "discours" ira bien à qui doit le recevoir et par les bons canaux ? Pour quoi prendrais-je la parole, pourquoi me mêlerais-je de ce débat ou non ? Mon expression sera-t-elle utile, portera-t-elle de bons fruits ? Qu’ai-je en vue : le bien de ceux qui la recevront ou ma propre satisfaction d’avoir imposé mon point de vue ? Ce n’est qu’un aperçu des innombrables questions, toujours plus ardues au fur et à mesure que celui qui doit se les poser possède une vraie notoriété et/ou des moyens puissants de médiatiser sa pensée.
L’histoire de l’humanité, l’expérience, l’actualité avec les réseaux sociaux en particulier, montrent que la société ne peut pas — comme pour bien des libertés — laisser les individus sans "garde-fous", et qu’il convient, comme l’indique Monique Canto-Sperber, de faire intervenir la loi. Ce qui m’ennuie néanmoins, c’est de m’en remettre une loi positive, purement humaine, fruit du simple consensus d’une majorité temporaire, issue d’un parti politique majoritaire. C’est trop faire confiance aux institutions humaines, quand elles ne reconnaissent plus le droit naturel et, à tout le moins, une forme de transcendance qui les dépassent.
Cela conduit nécessairement à poser comme ligne rouge à la liberté d’expression le "blasphème". Non pas dans sa définition religieuse, mais comme le dit son étymologie grecque, comme "parole qui blesse". Quand il s’agit de l’individu, l’arsenal des lois réprimant la diffamation, la calomnie, l’atteinte publique à la réputation, l’atteinte à la vie privée, est bienvenu. Quand il s’agit de "groupes", de la "société", il convient alors d’être prudent sur les lois d’interdiction de liberté de parole. À tout le moins, il convient alors de poser une réflexion, non passionnelle, sur ce que la loi va définir comme une atteinte insupportable, comme "blessure", c’est-à-dire comme blasphématoire. Le blasphème est alors compris comme ce qui vient perturber, endommager le lien social, le "vivre ensemble", parce qu’il touche à quelque chose que l’ensemble des citoyens considère comme "sacré". Ainsi, la loi empêche désormais un certain nombre de prises de paroles au sujet de la Shoah, l’absolue condamnation de cette dernière étant conçue comme un élément indiscutable, après la Seconde Guerre mondiale, du "vivre ensemble" des sociétés occidentales.
Demeure la question de ce qui est considéré comme "sacré" aux yeux de la société ? On voit ainsi que le "sacré catholique" n’est plus considéré comme tel par le consensus social. Qui peut donc le définir ? De quels conseillers le "politique" doit-il s’entourer avant de légiférer ? Peut-on laisser les seuls médias mainstream en décider, ou l’émotionnel des réseaux sociaux ? Autant d’éléments qui, comme y aspire Monique Canto-Sperber, devrait faire partie de "l’art de la conversation" au sein de la société. Les "élites éclairées républicaines" le souhaitent-elles ? En sommes-nous, collectivement, encore capables ?