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Une fosse de tanneur… autrement dit, une espèce d’égout dans lequel la tannerie voisine déverse pêle-mêle tous les déchets de l’industrie la moins ragoûtante et la plus malodorante qui soit. Personne n’en approche, et même en passant à bonne distance, chacun se pince le nez. À ce titre, ce trou représente une cachette idéale où nul n’ira fouiller. Rouiller, le jeune fermier voisin de la vieille chapelle de Notre-Dame de Romay l’affirme à sa sœur, Catherine, en lui expliquant qu’il n’existe pas de meilleur endroit où dissimuler la statue miraculeuse de la Sainte Vierge s’ils veulent la soustraire aux recherches des sans-culottes. Leur première idée était de la déposer dans le petit ruisseau en contrebas du sanctuaire : c’était stupide. L’eau est trop claire et la vieille image sainte se devinait sans peine dans le courant. Pour la sauver, il faut recourir aux méthodes extrêmes.
L’on est en pleine Terreur. Les églises sont fermées, profanées, et, après les avoir en 1790 dépouillées de leurs richesses, l’on s’en prend maintenant, en cet hiver 1793-1794, à leurs trésors spirituels, reliques des saints et images vénérées vouées à la destruction. D’abord épargnée, en raison de son humble apparence et de son relatif éloignement de Paray-le-Monial, Notre-Dame de Romay sera tôt ou tard mise à sac, quand on se souviendra que l’endroit, bien qu’il ne payât pas de mine, est le principal sanctuaire marial du Charolais et draine, depuis des siècles, des foules immenses. Catherine a accepté en pleurant de pitié mais, depuis qu’elle a vu la statue de la Sainte Vierge disparaître dans le trou ignoble, au milieu des résidus de peaux de bovins écorchés, elle ne se console pas, à croire que son frère et elle se sont, eux aussi, rendu coupables d’un sacrilège.
C’est que Notre-Dame de Romay n’est pas n’importe qui. Le lieu de culte remonte à l’époque gauloise. Ici, les Celtes vénèrent près d’une source réputée miraculeuse une Déesse Mère, Anna ou Bélisama, autre nom de la même divinité. Dans ces régions christianisées dès la fin du IIe siècle, le clergé a la sagesse de ne pas s’attaquer à la dévotion locale mais de lui substituer le culte de Notre-Dame. Vers le XIe siècle, alors que l’on bâtit au bourg voisin de Paray-le-Monial la magnifique église, splendeur du roman bourguignon, l’on s’avise qu’il serait bon de donner aux ouvriers qui travaillent sur le chantier un lieu de culte à eux. L’oratoire de Romay, à moins d’une demi-lieue, se prête à ce rôle. On les incite donc à se construire là une chapelle. Il n’est évidemment pas question d’y déployer les mêmes fastes architecturaux ni d’y dépenser autant d’argent et l’édifice, en comparaison de l’église de Paray, fait assez pauvre figure avec son modeste appareil et ses humbles proportions. On y installe une statue de la Vierge en pierre polychrome, là encore d’une facture grossière et qui n’a rien pour séduire les esthètes.
Pourtant, en peu de temps, Romay s’acquit une réputation telle qu’elle fait de l’ombre au sanctuaire de Paray et attire des foules venues même du Bourbonnais, qui n’hésitent pas, à toutes les fêtes mariales, à parcourir dix lieues et plus pour y entendre la messe. Qu’a donc l’endroit pour décrocher pareille gloire ?
C’est, titre rare et précieux, une chapelle « à répit ». Autrement dit, un sanctuaire où, par une permission spéciale d’En-Haut, s’opèrent, à la prière de Marie, de brèves résurrections permettant aux enfants morts-nés, ou à ceux qui n’ont pas vécu assez pour être ondoyés, de recevoir le baptême. Innombrables sont les parents désolés qui portent au pied de Notre-Dame de Romay un petit corps sans vie et ont la consolation de le voir se ranimer, juste le temps pour les prêtres de l’endroit, de lui donner le sacrement qui lui ouvre le paradis. Aussitôt baptisés, les bébés se rendorment dans la mort, laissant à leurs pères et mères la consolation de les retrouver un jour auprès de la Sainte Vierge. Les registres de Romay ne comptent plus les miracles de ce genre opérés dans la chapelle et qui assurent sa gloire.
Un peu trop au goût des protestants… Dans les années 1560, durant les Guerres de religion, alors que partout en France, les réformés flambent les sanctuaires marials, détruisent les images de Notre-Dame et déterrent les saints, un paysan des environs, inquiet pour la statue miraculeuse, la retire de la chapelle et l’enterre dans un champ voisin. L’initiative eût été heureuse si ce brave homme n’était mort avant le retour de la paix religieuse, sans avoir révélé l’emplacement de la cachette. On crut Notre-Dame de Romay perdue jusqu’au jour où un éleveur qui fait paître ses bœufs dans cette prairie s’étonne de leur comportement : tout le troupeau se rassemble en cercle à un endroit précis, et gratte longuement le sol en beuglant doucement, sans plus songer à brouter. Intrigué, l’homme creuse et découvre la statue qui est solennellement ramenée dans sa chapelle. Les pèlerinages reprennent. Ils attirent toujours les foules mais, le temps passant, les cœurs et les esprits s’endurcissant, les miracles de répit se font plus rares, parce que l’on n’ose plus les réclamer, puis ils cessent, quand la foi qui, jadis, soulevait les montagnes, commença à se tarir et que l’on se prend à rire des populations arriérées qui croient les résurrections possibles, fût-ce pour un court instant.
Notre-Dame de Romay n’en reste pas moins chère aux gens du Charolais et c’est pourquoi les Rouiller, en dépit des risques qu’ils prennent en allant retirer sa statue de la chapelle fermée et en la cachant, actes contrerévolutionnaires passibles de mort, la soustraient aux persécuteurs et la mettent à l’abri dans cette cachette improbable tant elle est honteuse.
Toutefois, au bout de quelques jours, Mademoiselle Rouiller n’y tient plus. Elle en perd le boire, le manger, le sommeil quand elle imagine la Sainte Vierge au milieu des ordures. Contre toute prudence, elle va la chercher et la ramène à la ferme. Les va-et-vient du frère et de la sœur ne passent pas inaperçus. Aussi, lorsque les autorités s’avisent de la disparition de la statue, tous les soupçons convergent vers les jeunes fermiers. On débarque chez eux sans crier gare, on perquisitionne, on retourne les meubles, on fouille les huches et les armoires : sans rien trouver. Pourtant, tout le temps que durent ces recherches, la statue est là, quasiment sous le nez des gardes nationaux, qui ne la voient pas… D’autres, en cette époque troublée, notamment des prêtres réfractaires qui gardent sur eux des hosties consacrées, expérimentent cette étrange invisibilité qui les dérobe aux persécuteurs. Les républicains s’en vont, furieux, en jurant de revenir, convaincus que la statue ne doit pas être loin et décidés à la trouver. Ils reviennent, en effet, quelques jours après.
Catherine Rouiller est malade et alitée. En entendant les impies revenir, son frère a l’idée de cacher la statue dans le lit et l’enfouit à la hâte sous les draps et les couettes. Une seconde fois, on passe la maison au peigne fin, mais, dans un souci de décence inattendu, nul n’ose faire lever la malade ni sonder la literie. Notre-Dame de Romay échappe derechef aux profanateurs, qui ne revinrent pas.
En 1802, le culte catholique rétabli, la chapelle sauvée de la destruction par une pieuse fidèle, Mademoiselle de Sermaise, qui l’a achetée comme bien national et la rendit alors au clergé, Catherine Rouiller y rapporte la statue. Les mœurs ont changé, hélas, et le pèlerinage peine à reprendre. Jusqu’en novembre 1807 où un étonnant événement rappela que Notre-Dame de Romay est un sanctuaire de la bonne mort.
Dans la soirée du 19 novembre, à la nuit close, trois couvreurs s’en reviennent ensemble du travail lorsque, dans la combe de la chapelle, ils remarquent, malgré l’épais brouillard qui monte du ruisseau, une très vive lumière… Le plus téméraire des trois, François Lecué, décide d’y aller voir. L’aventure ne paraît guère tentante à ses camarades mais, n’osant se dérober, ils le suivent, à distance. Lecué arrive à la chapelle, constate que c’est bien de là que vient la clarté mais il a beau secouer la porte, elle ne s’ouvre pas : le sanctuaire est désert, quoique éclairé brillamment. Soudain, alors que ses amis le rejoignent, une voix forte se fait entendre qui dit : « Presse-toi de mettre ta conscience en ordre, Lecué, car demain à 7h du soir, tu seras mort ! » C’est le genre de choses que les vieilles racontent à la veillée pour faire peur aux enfants et les deux copains rient de l’incident comme d’une bonne blague. Ils assurent à Lecué que quelqu’un a trouvé drôle de l’effrayer et lui conseillent de n’y plus penser. Il ne les croit pas, rentre chez lui tout troublé, met ses affaires temporelles en ordre, court à l’église, se confesse, communie, ce qu’il n’a pas fait depuis longtemps, va se réconcilier avec un rival, embrasse ses proches, et, comme 7h du soir sonnait à l’horloge, tombe raide mort dans sa chambre…
L’histoire attestée, objet de communications à l’Académie de médecine de Mâcon, fit du bruit, et contribua à rendre à Notre-Dame de Romay une partie de sa réputation de jadis. Un vœu, prononcé en 1854 pour demander à la Vierge de protéger Paray et ses environs du choléra, vœu exaucé, achève de lui rendre sa gloire. Notre-Dame de Romay reçoit en 1897 les honneurs du couronnement et retrouve sa place de premier sanctuaire du Charolais.