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Le cri des malheureux

CEUTA

Ceuta, mai 2021.

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Benoist de Sinety - publié le 23/05/21
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Il y a mieux à répondre que les chiffres, la peur et la violence aux défis immenses que la réalité migratoire présente à notre société.

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On est heureux, oui on est heureux que les terrasses rouvrent, que les magasins aient levé leurs rideaux, que l’on puisse se déplacer plus loin et plus tardivement. C’est chouette de pouvoir de nouveau regarder un film dans une salle, entendre de nouveau la musique des instruments et la voix des chanteurs. C’est formidable de se rendre compte que nos joueurs de foot vont bientôt disputer un Euro et peut-être même le remporter. C’est épatant de voir que progresse à la vitesse de la lumière le nombre de nos concitoyens qui sont chaque jour vaccinés. 

Oui tout cela est extraordinaire. Extraordinaire de penser que nos écrans et nos médias réduisent notre champ de conscience aux limites strictes d’une actualité domestique et narcissique qui ne nous dit rien que nous ne sachions en sortant de chez nous. Et donc qui ne nous apprend rien. Rien qui soit essentiel en tout cas. 

Et pendant ce temps-là on continue de mourir, sans bruit. En tout cas sans bruit diffusé. On meurt en s’agrippant aux barbelés d’enclaves espagnoles en terre marocaine. On meurt les poumons gorgés d’eau de mer. Et pour un bébé sauvé de la noyade que le monde applaudit, on ignore les enfants crevés dans les abysses. Un bébé sauvé de la noyade : qu’on s’attarde au minimum sur ce soulagement planétaire devant l’acte de bravoure du secouriste espagnol. En sommes-nous donc là ? À ce que des parents avec des nourrissons risquent tout, sous nos regards navrés ?

À ceux qui disent qu’on ne peut rien, je voudrais répondre qu’ils n’ont pas tout essayé.

Les savants de tous poils, autoproclamés spécialistes de la question migratoire — et d’ailleurs pourquoi pas, à l’heure où chacun se prend pour un épidémiologiste — peuvent bien nous expliquer les chiffres et les ratios. Les débats peuvent s’éterniser sur le fameux solde migratoire. Mais aucun livre, aucune conférence ne pourra laver nos consciences repues de la honte de laisser le mal se réjouir à nos portes en remplissant nos mers de victimes innocentes. À ceux qui disent qu’on ne peut rien, je voudrais répondre qu’ils n’ont pas tout essayé. À ceux qui parlent de traîtres et de naïfs lorsqu’est évoqué le droit des pauvres à vouloir une vie meilleure, on ne peut rien répondre sinon les renvoyer à leur humanité et à l’Évangile s’ils y croient.

Dans notre société qui se veut si pragmatique et si raisonnable, nous sommes prêts à nous en remettre à la construction de murs (dont on ne voit pas physiquement à quoi ils pourraient ressembler sinon des bouées flottantes ou alors la bétonisation systématique de nos plages et de nos criques ?) ou à l’appui d’États tiers qui règleraient pour nous nos problèmes moraux en faisant à notre place le sale boulot chez eux. Hier la Turquie, aujourd’hui le Maroc, nous désignons ainsi les maîtres de nos destinées — il aura suffi qu’un opposant politique au Commandeur des croyants soit soigné en Espagne pour que les enclaves hispaniques soient assaillies de migrants.  Terrible retournement du destin, ou avertissement providentiel : ce que nous avions manigancé au nom de la défense de notre intégrité culturelle, aliène en fait bien plus encore notre souveraineté.

Qu’au moins les baptisés rejettent résolument cet esprit du monde qui pousse au repli et à l’amour idolâtrique de soi.

Il est urgent de réfléchir et de cesser les slogans, les coups de mentons et les mesures démagogiques. Il faut qu’à tous les niveaux, familiaux, associatifs, paroissiaux, syndicaux, communaux, ceux qui pensent qu’il y a mieux à répondre que la peur et la violence à ces défis immenses que la réalité migratoire présente à notre société, se mobilisent pour apporter des idées, prendre des initiatives, tenter et oser. C’est de la base, de l’humain, que la vie jaillira et non pas des calculs politiciens ou des statistiques que chacun peut pousser au gré de ses préférences. Déjà, ils sont nombreux ceux qui se mobilisent et qui tentent en Europe ou en Afrique de réfléchir et d’agir en vue du bien commun, de la justice et de la Vérité. Mais c’est l’affaire de tous. Ne nous contentons pas d’avoir peur : de grâce, qu’au moins les baptisés rejettent résolument cet esprit du monde qui pousse au repli et à l’amour idolâtrique de soi.

Il s’agit là de questions autrement plus graves que des horaires de couvre-feu ou de la composition de l’équipe de France de football. Il s’agit de la vie et de la mort d’hommes et de femmes, de bébés. Il s’agit aussi de savoir si nous désirons encore transmettre au monde ce que nous avons reçu de nos pères ou bien si nous préférons devenir la carte postale d’une histoire révolue. Nous pourrons dire dans quelques jours ou quelques semaines que nous sommes heureux de boire des coups entre amis, de nous réjouir des buts marqués ou de parcourir librement la terre où nous sommes nés pour y goûter le repos estival bien mérité. Mais nous nous mentirons à nous-mêmes car nos consciences ne nous laisseront pas reposer tant que le cri des malheureux se fera entendre au loin. Ce cri des pauvres qui monte de la terre, l’Esprit de Pentecôte le rend audible pour tous ceux qui veulent croire en Jésus Christ. Il est le cri d’abandon qui jaillit de la croix, le cri qui nous enfante et fait de nous des frères. Si nous ne l’entendons plus, c’est que nous sommes déjà morts, vaccinés contre la honte et contre le courage.

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