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Certains penseurs soutiennent que pour les chrétiens, la philosophie a été rendue obsolète par le Christ. Saint Paul n’a-t-il pas dit : « Alors que les Grecs cherchent la sagesse, nous, nous prêchons le Christ crucifié... puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 22-24) ? Ainsi, seul le Christ a révélé la vérité sur Dieu et manifesté notre véritable vocation : devenir enfants de Dieu. De fait, face au message chrétien, les sagesses du monde paraissent faire pâle figure, essais inachevés, donnant une image de Dieu et de l’homme mutilée, et surtout incapables de mener vers Dieu.
Le christianisme est la « vraie philosophie », qui donne une explication renouvelée, purifiée, plus profonde du monde.
Aussi tentante que soit une telle vision, elle ne représente pas le cœur de la tradition de l'Église primitive. Au IIe siècle, saint Justin faisait déjà appel aux aspirations des philosophes grecs pour créer un « espace » culturel au christianisme. Les Grecs recherchent une compréhension philosophique ; dans la même lignée, le christianisme est la « vraie philosophie », qui donne une explication renouvelée, purifiée, plus profonde du monde. En d'autres termes, la Révélation chrétienne respecte et assume la recherche humaine d'explication et, en ce sens, approfondit le dialogue entre philosophes et croyants, au lieu de le dissoudre.
La Création elle-même est un grand livre écrit par la sagesse divine qui peut être lu par tout être doué de raison, et les philosophes y lisent beaucoup de choses. Justin a parlé à cet égard des cultures préchrétiennes dotées de « semences du Verbe » en utilisant le mot grec Logos : des semences de sagesse divine, ouvertes au mystère transcendant du Christ. Ce faisant, il imitait un procédé que l'on trouve dans l'Écriture : la reprise et l'assimilation d’idées philosophiques grecques est à l'œuvre dans la Bible elle-même, par exemple dans le livre de la Sagesse ou l'Évangile de Jean.
De grandes figures patristiques comme Grégoire de Nazianze et Augustin ont poursuivi ce processus d'assimilation et de réception critique de la philosophie préchrétienne, qu'ils ont mis au service de leurs réflexions théologiques. Par la suite, à l'époque médiévale, les théologiens ont été confrontés à la pensée aristotélicienne, qui proposait une explication convaincante du monde sans le secours de la foi, et montrait que les êtres de la nature ont en eux-mêmes une certaine autonomie que la raison peut naturellement découvrir. Une philosophie rationnelle, distincte de la réflexion théologique sur le contenu de la foi, semblait alors pour beaucoup possible et légitime.
Comment donc formuler ce lien entre la nouveauté du christianisme récapitulée par la personne de Jésus et la vérité philosophique au sens strict ? Saint Thomas d’Aquin est connu pour sa synthèse magistrale du rapport entre foi et raison, distinguant sans les séparer l'apport de la foi et ce que la raison a naturellement la capacité de découvrir. Avec lui, nous pouvons dire, primo, que l’intelligence humaine est naturellement faite pour connaître les réalités qui l’entourent, à la portée des cinq sens, et remonter jusqu’à leurs causes ultimes. Elle peut ainsi connaître sans l’aide d’une révélation ce monde visible et aussi y discerner que l’invisible est au fondement du visible, que toute la beauté et la bonté qu’il contient est l’œuvre d’une intelligence créatrice et même d’un amour créateur.
Dieu appelle les personnes qu’il a créées à partager sa vie personnelle et veut les rendre pleinement bienheureuses en les conduisant vers lui.
Secundo, que cependant, même pour ce qui est de soi accessible à la raison, plus la vérité est profonde, plus elle est difficile à atteindre, d’autant plus que l’homme est affaibli par sa condition mortelle et sa propension au péché. Tertio, l’intelligence humaine est proportionnée aux réalités du monde sensible qui l’entourent. Elle peut comprendre qu’il existe des réalités spirituelles, vivantes et agissantes, mais elle ne peut les « voir » ; et surtout Dieu et ses desseins lui sont inaccessibles. Or Dieu appelle les personnes qu’il a créées à partager sa vie personnelle et veut les rendre pleinement bienheureuses en les conduisant vers lui.
Dieu vient donc « parler » dans la Révélation pour révéler à tous, savants ou non, leur identité, leur destinée et les moyens d’y parvenir ; dans le Christ, l’homme découvre la profondeur de sa vocation et un double « abîme » (Pascal) : la misère de l’homme pécheur et surtout la grandeur de la miséricorde divine.
« Tirer de son trésor le nouveau et l'ancien » : voilà ce que doit faire un bon intellectuel chrétien, selon ce qu’a dit Jésus lui-même (Mt 13, 52). De nos jours, cet idéal médiéval d'une harmonie entre foi et raison peut sembler un rêve inaccessible, ou l’illusion d'une époque révolue. Le projet des sciences modernes occupe une place centrale dans l'université contemporaine ; les traditions philosophiques de l'ère moderne sont complexes et diverses. Nombre d'entre elles, depuis l'époque des Lumières, sont marquées par un profond scepticisme quant à la possibilité d'une révélation divine, mais aussi quant à la possibilité d'une compréhension réelle et d'une analyse causale du monde dont nous faisons l'expérience de manière plus immédiate.
L'étude de l'histoire de la philosophie peut nous laisser plus perplexes qu'intellectuellement stimulés. En même temps, la philosophie moderne s'est concentrée, peut-être plus que jamais dans l'histoire de l'humanité, sur des problèmes qui ne peuvent laisser personne indifférent : la personne et sa dignité, la liberté, l’existence et la singularité.
Le chrétien dispose d'atouts majeurs que beaucoup de ses contemporains n'ont pas : la lumière du Christ qui sert de phare à l'intelligence ; la certitude que la vérité existe et qu'il est fait pour la connaître. De plus, il est accompagné d'une « nuée de témoins » qui l'ont précédé, parmi lesquels Augustin et Thomas ont une place privilégiée. À ceux-ci nous pouvons ajouter le riche ensemble de philosophes et théologiens contemporains, marqués par la tradition intellectuelle chrétienne, qui explorent les relations entre foi et raison dans notre moment culturel complexe. L'intellect se développe souvent précisément lorsqu'il est mis au défi, et nous vivons aujourd'hui une époque de grands défis intellectuels, non seulement pour les chrétiens mais aussi pour tous ceux qui cherchent une compréhension philosophique plus profonde.
Pour aller plus loin : les conférences en ligne « Christianisme et vérité philosophique » de l’Institut thomiste.