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Les cartes se suffisent à elles-mêmes et témoignent de la fracture culturelle de l’Ukraine. Alors que la partie orientale est majoritairement composée de populations russophones, notamment dans les oblasts (régions administratives) de Lougansk et de Donetsk (Donbass), la partie ouest est très peu russophone. Cette fracture culturelle et historique explique en partie la crise qui se perpétue en Ukraine depuis bientôt dix ans. Outre les problèmes internes (corruption massive, système mafieux, pauvreté), le pays est déchiré par cette ligne de fracture entre une Ukraine russophone et une Ukraine « ukrainienne ». Le problème est donc insoluble, à moins d’imposer un contrôle total de Kiev sur les populations russes, ce que ces populations n’accepteront pas, ou une sécession complète de ces territoires, ce que Kiev ne peut accepter. Le rattachement de la Crimée à la Russie semble désormais définitif, même si l’Ukraine continue de le refuser. Cette amputation s’est faite sans coup férir et sans que les Européens ne puissent intervenir. Le cas du Donbass est plus complexe. La guerre y dure depuis 2015, le front est aujourd'hui enlisé et les 3 millions d’habitants de cette région ne se voient pas revenir dans le giron de Kiev.
Mais la guerre au Donbass, une vraie guerre, avec tranchées, attaques urbaines et armes lourdes, est un camouflet pour les pays d’Europe qui n’ont toujours pas réussi, après six ans de guerre, à obtenir un cessez-le-feu et une résolution.
Contrairement à la Crimée, Moscou n’a pas intérêt à annexer ces deux oblasts : leur avantage économique et stratégique est faible alors que le retentissement politique d’une telle annexion serait très fort. La situation actuelle, celle du statu quo et de l’autonomie de fait, est le mieux que puisse avoir Moscou. Mais la guerre au Donbass, une vraie guerre, avec tranchées, attaques urbaines et armes lourdes, est un camouflet pour les pays d’Europe qui n’ont toujours pas réussi, après six ans de guerre, à obtenir un cessez-le-feu et une résolution. Les sanctions imposées à la Russie n’ont rien réglé, sauf à détourner Moscou de l’Europe et à lui faire regarder vers la Chine, ce qui n’est pas dans les intérêts des Européens. Le pourrissement de la situation n’est donc bon pour personne et empêche la résolution pacifique du conflit.
Depuis la disparition de l’URSS (1991), la Russie considère « l’étranger proche » comme sa chasse gardée et son lieu d’exclusive. Cet étranger proche désigne les nouveaux pays issus de la dislocation de l’URSS où la population russophone est importante. Que ce soit en Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan), en Ukraine ou dans les pays baltes, Moscou considère avoir un droit d’exclusive sur ces territoires. La situation ukrainienne dépasse donc le simple cadre de ce pays. Si la Crimée et le Donbass rallient le giron russe, pourquoi pas l’Estonie, pays qui compte près de 30% de Russes, essentiellement concentrés à Tallinn, la capitale ? Que peut devenir également Kaliningrad, ex Gdansk, ex Königsberg, située en Prusse orientale ?
Le conflit ukrainien est typique de ce que les géopoliticiens appellent des frontières tièdes : la guerre n’est pas ouverte mais larvée et la situation, tendue, peut exploser à tout moment. Certes, la raison fait penser que ni l’Ukraine ni la Russie ne s’affronteront, mais dans ce type de relations où la tension est vive, la guerre peut parfois partir vite. La Russie a retiré les troupes massées à la frontière ukrainienne, officiellement pour un exercice, en réalité pour une démonstration de force et annihiler toutes velléités d’intervention. De même, la marine russe a pris possession de la mer Noire, bien aidée par le contrôle désormais assuré du port de Sébastopol en Crimée. De la Baltique à la mer Noire, c’est donc une ligne de crises qui parcourt l’Europe de l’Est, mettant cette région sous tension et l’Union européenne face à son impuissance.
La Turquie a vendu plusieurs drones armés Bayraktar TB2 à l’Ukraine et a formé des militaires capables de les utiliser. Ces drones ont montré leur redoutable efficacité en Libye et au Haut-Karabagh où ils ont détruit les systèmes anti-aériens russes Pantsir, ce qui leur a valu le surnom de « tueur de Pantsir ». Que l’Ukraine dispose désormais de ces outils de guerre est donc un moment de plus dans l’escalade des tensions et, potentiellement, un moyen d’intervenir au Donbass en déjouant la force aérienne russe. La Russie assure que les Pantsir détruits étaient ceux de première génération et que les Pantsir S2 disposent désormais de systèmes anti-drones. Il n’empêche que cela arme Kiev et démontre sa volonté potentielle d’en découdre. Cela témoigne aussi de l’engagement indirect de la Turquie qui, en vendant ses armes à un ennemi de Moscou, se place de facto comme un adversaire.
Le conflit ukrainien a aussi ravivé la fracture orthodoxe. L’Église orthodoxe en Ukraine est divisée en trois branches principales : le patriarcat de Kiev, le patriarcat de Moscou et l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne. Le patriarcat de Kiev a affirmé sa scission avec Moscou lors de l’indépendance de l’Ukraine en 1992. Le patriarcat de Kiev a fusionné en 2018 avec l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, à la demande du président ukrainien, qui voulait ainsi affirmer l’indépendance de Kiev à l’égard de Moscou y compris dans le domaine religieux. Le patriarche de Constantinople ayant reconnu l’autocéphalie de cette Église en 2019, cela a ouvert une crise entre Moscou et Constantinople. Cette situation démontre la complexité de l’orthodoxie en Ukraine, qui recoupe des frontières plus politiques et nationales que spirituelles, comme souvent avec l’orthodoxie. Cette autocéphalie reconnue est un mouvement de plus vers l’autonomie de l’Ukraine et son indépendance à l’égard de Moscou, mais aussi un accroissement des ruptures à l’intérieur même de l’Ukraine, les populations russophones étant demeurées fidèles au patriarcat de Moscou. Loin de pouvoir être une force qui pourrait résoudre le conflit, la foi orthodoxe épouse au contraire les failles et les fractures de la division ukrainienne.