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Dès 1789, la Révolution française a mis fin aux privilèges de l’Église en France et provoqué, en 1790, la scission de l’institution entre une Église constitutionnelle et dépendante de la République française et une Église dite « réfractaire », fidèle au pontife. L’opposition entre le pouvoir du Pape et la France atteint même son sommet quand le pape Pie VI (1717-1799) est fait prisonnier par les armées de la Révolution.
Camille Dalmas : pourquoi est-ce que son successeur Pie VII et Napoléon se retrouvent quelques années plus tard à négocier la mise en place d’un régime concordataire ?
Père Bernard Ardura : la Révolution française a anéanti la France. Dès lors, nous nous trouvons à l’époque en présence de deux entités qui ont intérêt, l’une et l’autre, à trouver un accord – pour ne pas dire une réconciliation. Bonaparte sait qu’il a besoin des catholiques qui ont été persécutés pendant la Révolution : il y a alors une véritable fracture sur le plan politique – liée à la sacralité de la personne du roi. Mais aussi sur le plan religieux, notamment avec la tentative par la Révolution d’instaurer une religion païenne, qui a finalement échoué. Et se pose bien entendu sur ce même plan le problème de la division des catholiques à cause de l’Église constitutionnelle.
Pour Bonaparte comme pour Pie VII, qui a succédé à Pie VI en 1800, il faut recomposer l’unité religieuse de ce pays. Bonaparte sait que seule une référence explicite au pape peut permettre cette unité. Pie VII, pour sa part, sait qu’en France l’Église romaine n’existe plus sur le plan juridique, qu’elle a perdu tous ses biens et qu’elle est divisée. Pour faire valoir cet accord, Pie VII peut compter sur le cardinal Ercole Consalvi.
Cet homme de confiance du pape va jouer un rôle clef dans les négociations ? Père Bernard Ardura : Oui, il a été le plus grand secrétaire d’État du Saint-Siège qu’on ait jamais connu. Il a laissé des Mémoires qui sont très précieux pour comprendre cet accord. Cet homme de génie est prêt à tout céder jusqu’au moment où on arrive à ce qui ne peut pas être négocié. Le pape veut que l’Église retrouve son unité et sa liberté, et sur cela, le cardinal Consalvi et lui ne céderont pas. Consalvi, véritable visionnaire, a été l’homme clé des négociations, n’hésitant pas à faire enrager Bonaparte. Dans une de ses crises de colère dans laquelle le Corse menace de tout rompre, il déclare à Consalvi : « Je vous détruirai ! ». Le cardinal italien lui aurait alors répondu : « Depuis 1800 ans, nous autres avons essayé de le faire et n’y sommes pas parvenus ! »
L’Église catholique va malgré tout être contrainte de céder complètement sur la question des biens du clergé, confisqués dès 1789...
Absolument, cette prétention est abandonnée. Mais ce n’est pas tout. Le Saint-Siège fait l’impasse sur toute la question des religieux, dont il ne sera pas question dans le Concordat, en particulier parce que tous les biens des religieux ont été vendus comme biens nationaux. Et ce problème restera important jusqu’en 1903.
Quel est le plan de Bonaparte face à ces prétentions et concessions ?
Napoléon Bonaparte a une idée précise de ce qu’il veut. Cette réconciliation avec l’Église n’est qu’un moyen pour rétablir l’autorité de l’État, c’est-à-dire la sienne. L’Église catholique est pensée comme un instrument de sa politique. Pour ce faire il va ajouter au Concordat les fameux « articles organiques » qui interdisent par exemple aux évêques de se réunir, d’apparaître comme un corps. C’est un acte unilatéral, et le Pape ne les acceptera jamais. Chacun des 130 diocèses de France sont alors pris individuellement et calqués sur les départements. En trouvant un accord avec la religion catholique, il veut dans les faits renforcer la mainmise qu’il a sur toutes les dimensions de la société française, et pense les évêques comme de simples « préfets violets ».
Le fait que l’accord prenne beaucoup de temps à être trouvé est-il la preuve que les deux signataires ne sont pas du tout sur la même ligne ?
Il va prendre beaucoup de temps parce que Napoléon va évidemment exiger des choses extraordinaires que ne pourra pas accepter l’Église catholique. Chacun défend son autorité. L’accord va par exemple donner lieu à un acte unique dans l’histoire de l’Église : le Pape va demander la démission de tous les évêques. C’est un événement qui a une portée considérable : l’autorité du Pape va en sortir affermie. Plus tard, Napoléon fera pour sa part venir le Pape pour son couronnement sans lui donner de véritable place, en faisant un simple instrument de son triomphe.
Pourquoi le Saint-Siège accepte ce genre de concessions humiliantes, ou encore le fait de voir son clergé embrigadé par le pouvoir français ? Est-ce parce que le rapport de force est en la faveur de Bonaparte ?
Pie VII accepte avant tout l’ensemble de ces concessions pour que l’Église puisse à nouveau être libre dans l’exercice du culte. C’est l’objectif supérieur sur lequel il ne transigera jamais, même quand il est enlevé à Rome en 1809 puis fait prisonnier par l’empereur à Fontainebleau.
Sa confrontation avec Napoléon montre que même doté de sa seule force morale, le pontife avait une vraie fibre diplomatique.
Pourquoi le Concordat cède-t-il aux demandes du pouvoir français sur la question des nominations des évêques ?
Encore une fois c’est une question de priorité. La question des évêques n’est pas à l’époque un problème considérable, d’autant plus que d’autres pays ont déjà à l’époque mis en place des concordats. Le Pape avait donc accepté de donner la mission canonique aux évêques choisis par le gouvernement français. Les choses ont évolué en faveur du Saint-Siège depuis. En Alsace et Moselle où subsiste le Concordat aujourd’hui, le Président de la République accepte de nommer les évêques que le Pape a choisi.
La lecture du Concordat par Napoléon s’inscrit à la fois dans la longue tradition gallicane mais est aussi le fruit des Lumières – comme le montre l’approche libérale du gouvernement avec la reconnaissance des religions minoritaires, protestants et juifs. Pour le Saint-Siège, peut-on dès lors parler, avec la signature de ce Concordat, d’un basculement dans une autre époque ?
Oui parce que, dans ce Concordat, l’autorité du Pape est reconnue. Par exemple dans le cas de la Pragmatique Sanction de Bourges en 1438 [dans laquelle le roi Charles VII s’était affirmé comme gardien des droits de l’Église en France, ndlr], on était dans du pur gallicanisme. Dans le cas du Concordat, on reconnaît que seul un accord avec le Pape peut régler la question religieuse, et la réconciliation nationale après la Révolution. Comme le pape veut à tout prix que l’Église puisse exercer librement sa mission, il consent à beaucoup de concessions.
Tous les problèmes sont-ils résolus pour le pape en 1801 ?
Non, et Pie VII va alors envoyer le cardinal Giovanni Battista Caprara qui est envoyé comme légat en France pour résoudre tous les problèmes. Ce dernier va notamment être particulièrement actif pour réconcilier les réfractaires et les constitutionnels. Si Pie VII est en apparence une personnalité assez effacée, son légat est bien vu comme son représentant. Et dès lors, c’est bien le pontife qui domine la scène, et Napoléon le sait. Un autre fait va jouer en la faveur de Pie VII : ses voyages en France. Tout d’abord le premier voyage en France, après le Concordat, est à la fois le plus long voyage officiel du pape dans le pays, et un immense succès populaire. Le second, quand il est libéré de Fontainebleau, donne lieu à un manœuvre importante du pouvoir pour éviter de le faire passer par la vallée du Rhône où on craint qu’il ne soulève les foules d’enthousiasme. On choisit alors de lui faire contourner le Massif central
Le Pape sort-il vainqueur de cette gigantomachie ?
Oui, on peut le dire. Ce Concordat a coûté cher à l’Église, mais le but que poursuivait le Pape a été atteint : l’Église constitutionnelle a disparu. Le texte a été par la suite modifié, se libérant notamment des « articles organiques » pendant la Restauration. Puis la confrontation a repris sous d’autres formes pendant des années jusqu’au début du XXe siècle. Pie VII aura été un Pape extrêmement fin, qui, en dépit d’une apparence de faiblesse, a fait montre d’une volonté de fer. Sa confrontation avec Napoléon montre que même doté de sa seule force morale, le pontife avait une vraie fibre diplomatique. Et pour favoriser la réconciliation qu’il souhaitait pour la France et son Église divisée par la Révolution, il va aussi savoir se montrer conciliant, faisant preuve d’une miséricorde extraordinaire.