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Jésus est la vigne, nous sommes les sarments, le Père est le vigneron. La fructification dépend de notre rattachement à Jésus, et le Père permet que nous soyons purifiés par l’épreuve pour que les fruits soient abondants. La métaphore paraît parfaite, et elle l’est à bien des égards. Toutefois, il y manque un élément crucial : le vin ! Car enfin, la finalité ultime de la vigne n’est pas le raisin, mais le vin. Le vin de la joie qu’il y a à vivre de Dieu et en Dieu, le vin de la sagesse que Jésus est en sa Personne et qu’il nous communique, et aussi le vin de l’Eucharistie changé en sang du Christ, mémoire du sacrifice de la Croix. Ce vin-là est à consommer sans modération ! Il est l’horizon de la parabole que Jésus nous livre ce 5e dimanche de Pâques (Jn 15, 1-8).
La grâce, c’est la vie divine qui coule en nous comme la sève de la vigne donne aux sarments leur vigueur.
La perspective étant dessinée, rien moins que la béatitude éternelle acquise par le sang du Christ et manifestée dès ici-bas dans le mystère de l’Eucharistie, il devient possible d’entrer plus avant dans la parabole de la vigne et des sarments. Que faut-il comprendre de cette actualisation par Jésus du thème ancien de la vigne, autrefois figure d’Israël, désormais figure de l’Israël nouveau, le Christ lui-même en son corps mystique qui est l’Église ? D’abord, Jésus nous enseigne ici que les baptisés vivent de sa vie, au sens littéral et non pas au sens figuré. Les chrétiens vivent de la vie même du Christ, et c’est même la définition la plus exacte de la grâce telle que saint Pierre nous la révèle : Dieu veut nous « rendre ainsi participants de la nature divine » (2 P 1, 4). La grâce, c’est la vie divine qui coule en nous comme la sève de la vigne donne aux sarments leur vigueur. Et ce n’est pas la vie divine de manière indistincte, mais la vie divine telle qu’elle est vécue par le Christ dans son humanité. C’est par mode de configuration au Christ que nous sommes divinisés par la grâce. C’est en étant unis à lui que nous entrons dès ici-bas dans le mystère de la Trinité.
Littéralement, nous pouvons donc dire avec saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Ce que l’union la plus intime entre les époux préfigure à grand peine, ce que la relation entre parents et enfants n’esquisse que faiblement, ce que l’amitié la plus profonde ne fait qu’entrevoir, l’union du Christ à chaque baptisé le réalise en perfection. Pas question pour autant d’imaginer une sorte de fusion avec le divin, où la personnalité humaine serait absorbée en Dieu. Pas question non plus de faire de l’homme un autre Dieu, ou un sous-Dieu. La réalité de la participation à la vie divine conférée par la grâce est toute autre. Participer, c’est avoir partiellement ce qu’un autre est essentiellement et sans restriction, et cela parce qu’on l’a reçu. Il y a alors à la fois ressemblance et distinction. Par la grâce, nous participons de la nature divine, dans notre être et dans nos activités : Dieu habite en nous, et nous devenons capables non seulement de connaître et d’aimer Dieu, mais, en tout domaine, d’agir au-delà de nos seules forces naturelles.
Voilà qui nous mène au second enseignement de la parabole de la vigne et des sarments. Jésus insiste sur les fruits, car la vie en Christ n’est pas stérile. Si Jésus habite en nous, ce n’est pas seulement pour y jouir d’un repos mérité… De la part de Jésus, c’est la promesse qu’il nous donnera de porter du fruit. De fait, par la grâce, Dieu hausse la nature humaine jusqu’à une hauteur inespérée, qu’on constate chez les saints : « Étienne, rempli de grâce et de puissance, opérait de grands prodiges et signes » (Ac 6, 8). Autrement dit, la puissance d’agir de l’homme est surélevée par la grâce, jusqu’à la possibilité du miracle. Jésus dit même que par sa grâce, les saints peuvent faire de plus grandes choses encore que ce qu’Il a lui-même accompli du temps de sa vie terrestre. Si les saints peuvent par grâce accomplir des merveilles, c’est que : « Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l’opération même, au profit de ses bienveillants desseins » (Phi 2, 13). Dès lors, aucune vaine gloriole à en tirer : nous ne faisons que coopérer à notre juste place à une œuvre qui nous dépasse. Comme nous le rappelle saint Paul : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1Co 4, 7). Au demeurant, un seul sarment ne saurait produire du fruit à lui tout seul, et encore moins suffisamment de raisin pour produire un excellent vin. Ce n’est qu’avec l’aide de toute la vigne et des tous les sarments que tout devient possible. Aussi est-ce non seulement notre union personnelle au Christ qui est en jeu, mais notre union à tous les membres de son corps. C’est au cœur de l’Église, avec tous les chrétiens, qu’il s’agit de porter du fruit !
Dans chacun de nos actes bons, c’est Jésus qui nous donne de vouloir le bien, qui nous donne la force de l’accomplir, et qui lui fait porter du fruit.
Fructifier en abondance et de manière extraordinaire, c’est ce que Jésus nous promet. Mais cela exige de lui demeurer étroitement uni, comme le sarment à la vigne : « Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit s’il ne demeure attaché au cep, vous ne le pouvez non plus, si vous ne demeurez en moi » (Jn 15, 4). Jésus insiste beaucoup sur cette exigence pour nous de « demeurer en lui », récompensée et précédée par le fait que lui « demeure en nous ». C’est la condition de notre fécondité : « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) Voilà qui nous maintient dans l’humilité ! Sans l’aide de la grâce, nous serions incapables du moindre acte de charité ou même de simple vertu. Le philosophe catholique Jacques Maritain allait même jusqu’à traduire : « Sans moi, vous pouvez faire le rien », tant il est vrai que la seule chose dont nous soyons sûr d’être la cause exclusive, c’est malheureusement notre péché, ce néant qui vient priver notre vie divine de sa perfection… Dans chacun de nos actes bons, c’est Jésus qui nous donne de vouloir le bien, qui nous donne la force de l’accomplir, et qui lui fait porter du fruit. Certes, mon acte bon est vraiment mon acte à moi, il me coûte suffisamment parfois pour que j’en sois conscient ! Au plan qui est le mien, tout mon effort, ma générosité, mon ingéniosité et ma persévérance sont requis pour que je pose cet acte bon. Mais à un plan supérieur, c’est bien Jésus qui en est à l’origine, qui le soutient, et qui lui donne son efficacité, enveloppant mon action à moi de son action à lui.
Voilà un tableau grandiose, qui suscite l’enthousiasme ! La fidélité à l’Écriture oblige à faire remarquer que le Père permet que nous soyons éprouvés, émondés, afin que le poids de notre orgueil et notre attachement à d’autres biens qu’au Christ ne nous empêche pas de porter du fruit. Cette œuvre du Père en nous peut être subie, ou bien nous pouvons y collaborer par nos efforts de détachement du péché et par notre pénitence. La croissance de la vigne exige qu’on fasse un peu de place autour du sarment pour qu’il puisse se déployer, c’est une loi de la nature et c’est aussi une loi de la grâce ! C’est le moment de revenir au vrai fruit de la vigne : le vin ! Il y a toute une littérature chrétienne qui n’hésite pas à parler de la vie chrétienne sous la grâce comme un enivrement divin. Non pas la perte des facultés, la déchéance et le réveil difficile, mais l’entrée dans un monde nouveau, plus grand, plus beau, plus joyeux, où tout est possible. C’est cela la vie de la grâce, qui s’épanouira dans la gloire du Ciel. C’est cela que l’Eucharistie réalise déjà. Demeurons tous ensemble unis au Christ, et nous serons dans la joie, la divine ébriété des bienheureux.