Une nouvelle sensibilité vis-à-vis de l’animal se développe et c’est une heureuse nouvelle. Si, dans la pratique, beaucoup reste à faire, une prise de conscience désormais largement partagée exige que l’animal ne fasse plus l’objet de maltraitance. Mais au-delà de cette exigence formulée négativement, s’expriment de plus en plus en plus ouvertement des demandes de considération à son endroit. On voit ainsi monter en puissance des attitudes selon une gradation qui commence par le flexitarisme et s’achève par le véganisme.
Le flexitarien cherche à limiter sa consommation de chair animale pour des motifs de préservation des équilibres écologiques mais aussi parce qu’il pressent confusément qu’il participe à son insu à la maltraitance animale. Le végétarien refuse de consommer de la chair animale au nom de la considération due à ces compagnons de l’homme qui ont, comme lui, le droit de vivre leur vie. Le végétalien franchit un pas de plus en s’interdisant de se nourrir des produits animaliers tels que le miel, les œufs, le lait, parce qu’il s’agirait alors d’une spoliation. Plus radical encore, le végane s’abstient d’utiliser les produits d’origine animale comme la laine, le cuir ou certains cosmétiques.
La question animale a fini par devenir une « cause » et le champ militant et politique ne peut plus faire l’impasse sur un mouvement qui s’autodésigne souvent par l’étiquette « animaliste », au point que des partis se présentent à des élections sous cette appellation.
Trop d’affirmations hasardeuses, sous le louable prétexte de revaloriser la condition animale en viennent à dévaluer celle de l’homme, ce qui peut entraîner des conséquences éthiques potentiellement monstrueuses.
Avant de prendre position, il convient de connaître les multiples facettes du mouvement animaliste, de regarder avec rigueur la nature de la continuité entre l’homme et l’animal, mais aussi ce qui les sépare. Le philosophe Jacques Derrida, très favorable à la nouvelle considération que nous devons accorder à l’animal, n’hésitait pas à parler de « rupture abyssale » entre lui et l’homme. Dans Qui sauver ? L’homme ou le chien ? (Mame), je veux faire le point sur la continuité et la discontinuité entre l’homme et l’animal, car une information approximative fait courir le risque de dérives.
En effet, trop d’affirmations hasardeuses, sous le louable prétexte de revaloriser la condition animale en viennent à dévaluer celle de l’homme, ce qui peut entraîner des conséquences éthiques potentiellement monstrueuses. Ainsi, l’un des principaux pionniers de la défense des animaux, le philosophe Peter Singer, en vient à refuser le statut de « personne » à certains êtres humains parce qu’ils sont très lourdement handicapés. En revanche, certains animaux mériteraient ce statut de « personne » en raison des performances dont ils sont capables ! Il assène tranquillement le raisonnement suivant : « Il semble donc, par exemple, que tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d’un handicap mental congénital, n’est pas et ne sera jamais une personne. »
Le mérite de l’irruption du mouvement animaliste aura eu cette vertu d’obliger les croyants à revisiter leurs textes fondateurs.
Et, ce n’est pas là une affirmation isolée puisqu’on peut lire aussi sous sa plume ce propos : « Il existera certainement certains animaux non humains dont la vie, quels que soient les critères retenus, aura plus de valeur que celle de certains humains. Un chimpanzé, un chien ou un porc par exemple, aura un degré plus élevé de conscience de soi et une plus grande capacité à entretenir des relations avec d’autres que n’en aura un jeune enfant gravement mentalement déficient ou une personne en état de sénilité avancé. Si donc nous fondons le droit à la vie sur ces caractéristiques-là, nous devons accorder à ces animaux un droit à la vie aussi fort, voire plus fort, qu’à de tels humains déficients ou séniles. »
Il est donc urgent et nécessaire de résister à la dissolution des frontières entre l’homme et l’animal, tout en prenant acte des acquis du darwinisme qui montrent leur continuité au regard des sciences de la nature. L’homme est un mammifère situé dans l’échelle du vivant et il est légitime d’étudier son origine et sa place parmi les différentes espèces animales. Son étude relève de la zoologie et il est de bonne méthode, à ce titre, d’examiner sa position sur l’arbre des espèces. Mais l’homme, qui est le seul à pouvoir construire un tel arbre des espèces, est aussi le seul être capable de moralité et donc de responsabilité. Le revers de cette caractéristique est qu’il est aussi capable d’immoralité et d’irresponsabilité et, par exemple, de faire preuve d’une cruauté pire que celle des animaux. Mais c’est en exerçant sa responsabilité à l’égard du monde animal qu’il affirmera l’irréductibilité de la condition humaine, et c’est aussi en reconnaissant sa communauté de destin avec tous les autres membres de la famille humaine, y compris les plus fragiles, qu’il pourra redonner à l’animal sa juste place.
Parfois, le mouvement animaliste se fait accusateur des religions monothéistes parce que, ayant élevé l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, selon le célèbre verset de la Genèse, elles auraient réduit l’animal à se ranger sous sa domination sans partage. Qu’une telle lecture ait existé, cela n’est pas douteux, mais elle n’est pas conforme à ce que disent les textes bibliques qui, au contraire, invitent l’homme à la mesure et à prendre soin de la toute la création, animaux compris. Le mérite de l’irruption du mouvement animaliste aura eu cette vertu d’obliger les croyants à revisiter leurs textes fondateurs.
Qui sauver ? L’homme ou le chien ? La dissolution des frontières entre l’homme et l’animal, par Jacques Ricot, éditions Mame, 2021, 220 pages, 16,90 euros.