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Dans la Symphonie pastorale de Beethoven, le tableau idyllique d’une nature où le berger et les brebis vivent dans l’harmonie paisible de l’Éden est à peine assombri par l’orage au quatrième mouvement, avant que le cinquième et dernier mouvement retrouve la joie parfaite dans ce qui résonne comme un chant d’action de grâce. Si l’histoire du salut est une symphonie pastorale, dans laquelle Jésus est "le bon pasteur, le vrai berger" (Jn 10, 11) et l’humanité un troupeau de brebis, alors il nous semble parfois que l’orage du quatrième mouvement s’éternise à l’excès. L’orchestre philarmonique du Ciel, composé d’anges et d’archanges musiciens, joue une partition dont le Père éternel est l’auteur, mais les hommes y ont ajouté quelques variations et des annotations pas toujours marginales qui en rendent l’exécution plus difficile et le dénouement plus lointain. On attend avec impatience la délivrance du cinquième mouvement !
L’histoire du salut commence dans un jardin — l’Éden — et s’achève dans une ville — la Jérusalem céleste —, mais tout l’intervalle se joue entre ravins mortels et gras pâturages, tandis que des loups, des ours et autres prédateurs "vont et viennent, cherchant qui dévorer" (1 P 5, 8). C’est pourquoi le Père, qui était jardinier, a engendré un Fils qui se veut berger avant d’être intronisé roi. Il faut un berger pour mener et protéger le troupeau menacé à la fois de l’intérieur — par ses propres tendances rebelles — et de l’extérieur — par l’agresseur diabolique et ses affidés. Il faut un roi pour servir le bien commun. À vrai dire, avant que le Fils ne s’incarne pour devenir "le bon pasteur, le vrai berger", le Père avait choisi plusieurs hommes d’Israël parmi les bergers pour guider son peuple : Abraham, Moïse, David. Ces hommes avaient accompli leur office de berger, mais plusieurs, à la suite de David, avaient perdu de vue le souci véritable du troupeau dès lors qu’ils avaient été intronisés roi. Il y a des bergers mercenaires, comme il y a des rois tyranniques, et Israël a connu les uns et les autres.
La difficulté est la suivante. D’un côté, les brebis rechignent à suivre docilement quelqu’un qui n’est pas issu du troupeau, d’où le fait que les bergers choisissent le plus souvent une brebis dominante pour être leur relais auprès du troupeau et imprimer la direction. D’un autre côté, l’hybris menace presque toujours la brebis ainsi promue quasiment au rang de berger puis de roi, et c’est alors la catastrophe pour le troupeau. C’est la quadrature du cercle !
La quadrature du cercle, ce sont les quatre extrémités de la Croix, avec au milieu le corps du Christ sous la forme circulaire de l’hostie.
L’expression de quadrature du cercle, qui vise à souligner l’impossibilité d’une solution, éclaire en réalité très exactement la solution choisie par Dieu, qui est le maître de l’impossible. Pour mener le troupeau des brebis, Dieu a choisi un agneau. C’est que l’agneau est de la même race que les brebis, dont il est fils, mais il s’en démarque non pas parce qu’il en serait le mâle dominant, mais au contraire par sa fragilité et sa douceur. Là où la force échoue face à l’indiscipline du troupeau, la douceur réussit par l’attraction irrésistible qu’elle exerce. Et c’est ainsi que "l’agneau qui se tient au milieu du trône sera leur pasteur et il les conduira aux sources des eaux de la vie" (Ap 7, 17). Alors, le troupeau "suit l’Agneau partout où il va" (Ap 14, 4).
C’est ici que la symphonie jouée par les anges sur une partition originale co-écrite par Dieu et les hommes s’écarte de celle de Beethoven. Il y a comme une fusion du quatrième et du cinquième mouvement : l’orage se déchaîne, mais la paix et la joie sont déjà là. Car en effet, si chaque chrétien "suit l’Agneau partout où il va", cela signifie que chaque chrétien est appelé à donner sa vie pour tous les hommes sur la Croix, et à se faire nourriture pour ses frères. Seul Jésus est littéralement crucifié et donne son propre corps en nourriture dans l’Eucharistie, mais tous les chrétiens sont appelés à participer à ce double mouvement qui est un seul acte d’amour. Ce qui vaut des ministres ordonnés vaut de tous les baptisés, prêtres, prophètes et rois.
On retrouve alors la quadrature du cercle comme figure, non pas de la contradiction, mais de l’impossible rendu possible. La quadrature du cercle, ce sont les quatre extrémités de la Croix, avec au milieu le corps du Christ sous la forme circulaire de l’hostie. La quadrature du cercle, ce sont les tribulations sous l’orage et la menace des loups, mais déjà toutes enveloppées de la douceur qui vient de l’Agneau. La quadrature du cercle, c’est la souffrance de la Croix et la joie de l’Eucharistie. La quadrature du cercle, c’est le "pas-encore" du quatrième mouvement marqué par le péché et la mort et le "déjà-là" du cinquième mouvement dans lequel le Royaume se donne déjà à vivre dans la joie. Si Jésus est l’Agneau vainqueur en même temps que le Bon Pasteur, cela suppose que le troupeau entende sa voix. Dans une symphonie, il y a une ligne mélodique principale à laquelle tous les instruments collaborent alors même qu’ils suivent leur propre ligne. Il s’agit donc que les brebis entendent la voix principale, celle du Christ, et s’y ajustent par toute leur vie alors même que chaque brebis possède une voix unique et originale. La voix du Christ, loin d’écraser toutes les autres, leur donne de s’épanouir dans leur propre ligne tout en assurant l’harmonie de l’ensemble.
C’est ici que l’Esprit saint entre en scène. Car c’est bien l’Esprit saint qui nous donne de reconnaître la voix du Christ au milieu du vacarme du monde. C’est l’Esprit saint qui permet que dans notre époque paradoxalement très grégaire (tout le monde pense, vit, consomme la même chose) et très individualiste (chacun réclame de faire ce qu’il veut), nous entendions la voix du Bon Pasteur s’élever au-dessus du brouhaha pour nous donner la note juste. C’est l’Esprit saint qui accorde les voix apparemment divergentes des chrétiens autour de la voix unique du Bon Pasteur et de ceux qui, dans l’Église, assument la charge pastorale à sa suite. En ce temps pascal, c’est l’Esprit saint qui nous donne, comme à Marie-Madeleine au jardin, de reconnaître la voix du Maître lorsqu’il nous appelle chacun par notre nom.
Dans cette symphonie pastorale qui joue la partition de notre salut et de notre entrée au Ciel, dans cette quadrature du cercle enfin résolue où l’Agneau mène le troupeau, où la Croix du Christ et celle des chrétiens se conjugue à l’Eucharistie dans un même acte d’amour, demandons donc à l’Esprit saint d’éduquer en nous cet instinctus fidei, cette oreille absolue de la vie spirituelle par laquelle nous savons reconnaître la voix du Christ, à la fois dans celle des pasteurs légitimes de l’Église, et dans celles des brebis qui s’en font l’écho autant qu’elles le peuvent. Demandons des prêtres qui donnent la vie du Christ et qui donnent leur propre vie. Demandons des baptisés qui en font autant. Demandons que ce troupeau original de l’Église où chaque brebis est unique et libre tout en ressemblant à toutes les autres et en s’unissant à elles dans un seul mouvement, parvienne aux verts pâturages où le Père nous attend. Et disons avec confiance : "Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait me manquer" (Ps 22).