De la récente tribune percutante de Michel Houellebecq contre l’euthanasie, beaucoup ont essentiellement retenu la conclusion : « Lorsqu’un pays — une société, une civilisation — en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect. Il devient dès lors non seulement légitime, mais souhaitable, de le détruire ; afin qu’autre chose — un autre pays, une autre société, une autre civilisation — ait une chance d’advenir. » De la part d’un auteur qui préfère son travail de romancier aux postures des « guignols de l’engagement », la déclaration est de fait frappante. Aucun champion de la rébellion médiatique n’a, à notre connaissance, affirmé aussi clairement le droit non seulement à l’objection de conscience, mais même à l’insurrection salutaire.
Il y a tout juste deux ans, le président Macron décorait Houellebecq de la légion d’honneur. À cette occasion, il tenta discrètement de minimiser la portée de sa critique de la Modernité, en le qualifiant de « romantique perdu dans un monde qui est devenu matérialiste ». Il aura sans doute quelques difficultés à réduire le propos à une mythologie adolescente de la révolte, héritée du XIXe siècle. Car l’argument principal de Houellebecq ne se trouve pas dans les nuages, mais dans la réalité la plus simple et dans un progrès décisif de la médecine, tout à fait compatible avec un monde matérialiste : la découverte de la morphine. Déjà au moment où l’État français décida de mettre à mort Vincent Lambert qui « n’était en proie à aucune souffrance du tout […] et n’était même pas en fin de vie », Houellebecq avait fait ce rappel magistral : « Une découverte extraordinaire, qui apportait une solution élégante à un problème qui se posait depuis les origines de l’humanité, a eu lieu en 1804 : celle de la morphine. Quelques années plus tard, on a vraiment commencé à explorer les étonnantes possibilités de l’hypnose. En résumé, la souffrance n’est plus un problème, c’est ce qu’il faut répéter, sans cesse, aux 95 % de personnes qui se déclarent favorables à l’euthanasie. »
Houellebecq racontait qu’il avait connu lui-même des circonstances dans lesquelles il était prêt à supplier qu’on l’achève et qu’il avait suffi d’une piqûre de morphine pour que son point de vue change presque instantanément.
La grande force de Houellebecq est de mettre à nu en quelques mots les impostures du rouleau compresseur idéologique qui tente d’écraser toute objection. Houellebecq ôte à tous les arguments leurs parures compassionnelles et leurs atours publicitaires. La clé de voûte du « bluff technologique », jugeait Jacques Ellul, est la publicité. Le bluff euthanasique, qui n’est que l’application à l’homme des diktats de l’efficacité technique, fonctionne de la même façon.
Sans son habillage compassionnel, la légalisation de l’euthanasie serait le triomphe conjoint de l’étatisme — l’État décide de tout, y compris de la vie et de la mort — et du capitalisme — l’homme usé peut être traité comme un déchet à éliminer. Comme l’État et le capital sont des réalités froides, elles ont besoin de slogan pour parer leurs intentions d’une apparence humaine. La mise en avant de la « dignité » est en ce sens la plus belle réussite des publicistes de l’autorisation de mettre à mort le malade. La dignité, qui devrait être posée comme un absolu que nul ne peut dénier à un être humain — l’âme « imperdable », dirait Victor Hugo — , devient un simple critère relatif pour évaluer qui est encore humain et qui est censé ne plus l’être.
Avec la même acuité, il dénude le discours publicitaire euthanasique et la question truquée de ses sondages triomphants : « Préférez-vous qu’on vous aide à mourir ou passer le restant de vos jours dans des souffrances épouvantables ? »
Au fil de ses romans, Houellebecq a déjà dégonflé la religion sexuelle contemporaine : la « libération » n’est qu’un slogan publicitaire masquant l’asservissement aux normes du marché et la solitude des perdants de la compétition sexuelle. Avec la même acuité, il dénude le discours publicitaire euthanasique et la question truquée de ses sondages triomphants : « Préférez-vous qu’on vous aide à mourir ou passer le restant de vos jours dans des souffrances épouvantables ? »
Comme tout esprit éveillé, Houellebecq s’interroge sur le bien-fondé de la question qu’on lui pose avant de chercher une réponse. En l’occurrence, la question est elle-même un slogan publicitaire caché, qui entend créer un besoin là où il n’y en a pas : répondre, c’est déjà dire « oui ». Houellebecq montre la manipulation et objecte par un seul mot : la morphine. Quand le langage est truqué, rien ne vaut un mot unique qui désigne le réel sans risque de déformation.
Sans déformation ne signifie pas sans lyrisme et Houellebecq n’hésita pas, en 2019, à ajouter une bénédiction au cantique de saint François d’Assise : « Bénie sois-tu, sœur Morphine ». L’hommage résume assez bien les trois propositions sur lesquelles Houellebecq fonde sa récente tribune : Premièrement, personne n’a envie de mourir. Deuxièmement, personne n’a envie de souffrir. Troisièmement, on peut éliminer la souffrance physique. Tels sont les trois articles du credo de Houellebecq. Ils ont l’immense mérite d’être audibles par tous et de ne présupposer aucune conviction particulière. C’est pourquoi il faut savoir gré à Houellebecq de sa lucidité face au bluff euthanasique et aux slogans publicitaires qui unissent la plupart des acteurs politiques, économiques et médiatiques.
Il est toutefois frappant que Houellebecq pastiche saint François d’Assise, comme pour désigner un au-delà de sa propre logique, qu’il admire sans parvenir à le suivre. On le sait, les derniers vers du Cantique des créatures regardent la mort en face, et l’intègre à la louange :
Le saint, de fait, nuance la première proposition de Houellebecq : sans doute n’a-t-il pas envie de mourir, mais il est uni à Celui qui laissa son tombeau vide. Il Lui est uni au point de plus craindre le péché que la mort. Le péché, plus que la mort, sépare de Dieu et de ceux qu’on aime.
On comprend aussi le rôle du romancier Huysmans dans l’œuvre de Houellebecq. Huysmans est l’homme qui, pleinement lucide sur la deuxième et la troisième proposition — peur de la souffrance, possibilité de l’éviter —, fit le choix héroïque de refuser la morphine pour mieux s’unir au Christ crucifié et aux agonisants inconsolés : « Il en est qui sont dans l’état où je suis et qui n’ont même pas les soins que j’ai la chance d’avoir. » Huysmans témoigne ainsi que la mort est aussi une épreuve de vérité : ne l’envisager que sous l’angle de la souffrance à éviter la vide de toute signification. Huysmans, comme saint François, est un chrétien intégral dont la vie donnée jusqu’au bout relève d’un autre Credo. Houellebecq en perçoit la grandeur, mais il s’en tient prudemment à ses trois articles. En cela, il n’est pas très différent de la plupart des chrétiens, d’ailleurs.
Toutefois, si c’est pour faire advenir un monde dans lequel la mort aurait pour seul enjeu d’être sans douleur, il n’est pas sûr que le progrès soit décisif.
Oui, personne n’a envie de mourir. Oui, personne n’a envie de souffrir. Oui, louée soit la morphine qui peut éliminer la souffrance physique. Mais, loués soient, plus encore, les saints dont la mort, souvent douloureuse, accomplit la vie et témoignent que le mot « euthanasie » lui-même, promesse étymologique de « bien mourir », est une étiquette publicitaire qui fait oublier ce qu’est la « bonne mort ». Peut-être est-il légitime de détruire une société qui légalise l’euthanasie. Toutefois, si c’est pour faire advenir un monde dans lequel la mort aurait pour seul enjeu d’être sans douleur, il n’est pas sûr que le progrès soit décisif. Dans une vie qui ne mène nulle part, supprimer la douleur n’est rien de plus qu’une manière d’amortir une chute fatale. Douloureuse ou indolore, une vie qui finit en cul-de-sac reste absurde. Nul doute que sœur Morphine puisse être une compagne agréable en certaines occasions, mais il vaut mieux trouver quelqu’un d’autre pour servir de guide.