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Le dernier concile a rappelé que l’Eucharistie est "la source et le sommet de toute la vie chrétienne" (LG, 11). De même, la Semaine sainte est la cime d’où coule la fontaine à laquelle chacun peut puiser, non seulement chaque dimanche où c’est à nouveau Pâques, mais encore chaque jour tout au long de l’année. Dans les célébrations liturgiques et sacramentelles de ces jours-là, ce ne sont pas des événements du passé qui sont simplement commémorés. Car ils sont bien plutôt actualisés, c’est-à-dire rendus immédiatement efficients, et cette action se poursuit et se renouvelle.
Ce qu’il est redonné de revivre de la fin du carême au dimanche de Pâques est le point culminant du cycle annuel, puisqu’il s’agit des actes les plus décisifs de toute l’Histoire : dans l’humanité qu’il a assumée, le Fils de Dieu manifeste que l’abnégation est le secret de la vie plus forte que la mort, et il offre aux humains de le suivre jusqu’au plus haut du "ciel" dont il a frayé le chemin en s’abaissant — en descendant même plus bas que terre, dans les enfers. Et ces réactualisations sont à vivre quotidiennement dans la traversée des mornes plaines jusqu’au prochain relief prévu à l’horizon calendaire.
Autrement dit, le sommet est aussi la source toujours vive et même vitale. Essayons donc de relever quelques-uns des jaillissements qui, depuis les altitudes de la Semaine sainte, peuvent irriguer notre navigation au creux semé d’obstacles des vallées de nos routines. Il ne peut bien sûr être question de mettre ici un fleuve en bouteille. Mais quelques gouttes suffisent parfois pour être remis à flot et retrouver le fil puissant du courant.
Commençons, avant même la dernière entrée de Jésus à Jérusalem, par la résurrection de Lazare. On ne lit cette histoire (au chapitre 11 de l’Évangile de saint Jean) que le dernier dimanche de Carême de l’année A (ce fut le cas en 2020, au début du premier confinement). Mais c’est l’épisode qui décide les Pharisiens à se débarrasser de Jésus et il y a plusieurs leçons à en tirer pour tous les jours.
La première, c’est que le Christ interpelle Lazare : "Viens, Lazare ! Sors de là !" Ceci montre que, chaque fois que l’on se met en présence de Dieu, seul dans sa chambre ou en allant à l’église, on répond à un appel de Jésus, même si l’on n’en a pas tout de suite conscience. Ensuite, Lazare est ainsi arraché à la mort. De même, l’invitation du Christ transmise par ses envoyés tire d’une léthargie dont on ne se réveillerait sans doute pas tout seul. Enfin, le défunt est ramené à une existence simplement ordinaire : il n’est pas ressuscité comme l’est Jésus au matin de Pâques. Mais ceci veut dire que le premier don de Dieu est la vie quotidienne où l’on peut se mettre à son écoute.
La procession dite des Rameaux, lorsque Jésus pénètre dans la Ville sainte sous les acclamations, a ceci de remarquable qu’il l’organise lui-même : il indique aux apôtres où trouver l’ânon qu’il chevauchera (Mc 11, 1-11). C’est un bien modeste triomphe. Mais il enseigne qu’on aurait tort de se priver de toute expression collective et publique de la foi au Christ et qu’il y a même lieu de programmer et d’arranger de telles manifestations. Semblablement, Jésus envoie peu après ses disciples tout prévoir pour la Pâque dans une maison qu’il leur désigne et "ils trouvent tout comme il leur avait dit" (Lc 22, 7-13).
Pour réagir en enfants de Dieu, il faut s’y préparer.
Il s’ensuit que la vie chrétienne, telle que Jésus lui-même l’ordonnance, n’est pas affaire d’improvisations sous l’aiguillon des circonstances et des sentiments qu’elles dictent. Pour réagir en enfants de Dieu, il faut s’y préparer. C’est ce que fait le Christ au cours de son dernier repas avec les siens : il donne par avance le Jeudi saint l’interprétation adéquate du sacrifice où, le lendemain, il abandonnera son corps aux bourreaux et versera son sang.
À cette lumière, la messe apparaît pour le chrétien comme non pas la commémoration de la Passion, mais la première manière de s’associer à ce que celle-ci accomplit, en une anticipation nécessaire de l’offrande de soi-même à la suite du Christ. C’est pourquoi l’offertoire est un moment fort. Extérieurement, on n’a rien à faire, sauf donner à la quête. Encore faut-il que le montant soit proportionné à l’enjeu, qui est de ne pas s’épargner. Mais il faut surtout se livrer intérieurement pour pouvoir porter sa croix en commençant par se laisser littéralement incorporer au Christ qui s’offre comme "pain de vie". On ne peut agir comme et avec Jésus qu’en lui étant d’abord uni au moins chaque dimanche dans et par l’Eucharistie qu’il a lui-même a instituée et demandé qu’on reproduise avant de réaliser ce qu’elle signifie.
La passivité de Jésus le Vendredi saint est déconcertante. Le Verbe — en grec le Logos — fait chair ne dit presque plus rien, parce que l’implacable mécanique rationaliste du mal est imperméable à sa logique de gratuité. Il ne fait qu’interroger sans contrattaquer, prier son Père, pardonner et faire du seul apôtre qui n’a pas fui son frère, en le donnant comme fils à sa propre Mère. Tout ceci vérifie deux choses : d’une part ce qui permet d’affronter l’épreuve est la disponibilité qui la précède ; et d’autre part il n’y a pas à s’inquiéter de ce qu’on dira alors (voir Mt 10, 19), pourvu qu’on se soit remis entre les mains de Dieu qui n’emprunte pas au mal ses armes pour le vaincre.
La descente du Christ aux enfers le Samedi saint désoriente, s’il se peut, encore plus. Car c’est un lieu qui n’est pas plus localisable sous nos pieds que la demeure de Dieu dans l’exosphère. C’est le néant, non pas la terre d’où tous les humains sont tirés et où ils retournent, ni la prison d’où les morts sortiront ou non le dernier jour. C’est infiniment plus bas : le rien dans lequel tout disparaît. Dans la tradition des Pères de l’Église, le Fils descend jusque-là, dans ce vide hors du temps, et en ressort, entraînant avec lui les défunts qui n’auront pas usé de leur liberté pour consentir à s’y engloutir. Il y a là un motif d’espérance pour tous — à commencer bien sûr par ceux qui nous ont aimés et que nous avons aimés.
Le plus prodigieux n’est cependant pas que le Fils de Dieu soit mort comme homme puisqu’il s’était fait tel. C’est que sa personne n’a pas été absorbée et dissoute dans ce non-être où elle a été plongée. La seule réponse à ce défi est qu’il n’est rien par lui-même, mais dépend totalement de son Père, lequel ne cesse ne lui donner tout ce qu’il est lui-même sans rien garder ni perdre, et donc de vivre sur le même mode.
Le Fils n’accapare donc rien de ce qu’il reçoit, mais le remet à la disposition de son Père pour l’offrir avec lui et avec l’Esprit de transmission qui les unit. Et c’est ainsi que tout lui est rendu, y compris son humanité, tout ce qu’il a subi, qui n’a pas été vain et à quoi les hommes dont il s’est fait solidaire se voient proposer d’avoir part. "Relevé d’entre les morts", il leur reste accessible, avec à la fois ses plaies et des capacités surnaturelles. Il y a là, autant qu’un mystère qui dépasse l’entendement, une merveille propre à inspirer chaque jour la joie.