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Luc, Christian, Christophe, Michel, Célestin, Bruno, Paul. Les prénoms des moines de Tibhirine se suivent et se récitent comme une douce et douloureuse litanie. Douloureuse quand on pense à leur enlèvement, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, puis à leur assassinat. Mais si douce quand on découvre ce que furent leurs vies données, entièrement, et le lumineux témoignage de foi et de charité qu’ils ont laissé.
Les sept moines de l’ordre cistercien ont été enlevés dans leur monastère de Notre-Dame de l’Atlas, sur les hauteurs de Médéa, en Algérie. La première revendication de leur enlèvement, signée du chef du GIA Djamel Zitouni, n’est communiquée qu'un mois plus tard, le 26 avril. Un communiqué, le 23 mai suivant, affirme qu’ils ont été exécutés deux jours plus tôt. Mais seules les têtes sont retrouvées sur une route, le 30 mai 1996. Dans les mois et les années qui suivent, plusieurs éléments jettent un trouble sur les circonstances de la mort des moines. Le plus récent est un rapport datant de février 2018 dans lequel des experts soulignent que des traces d’égorgement n’apparaissaient que pour deux des moines et que tous présentent les signes d’une "décapitation post-mortem", de quoi alimenter les soupçons d’une possible mise en scène.
Le dernier rebondissement est une lettre en date du 21 juin 2019 envoyée par l’avocat des familles des sept moines assassinés, Mr Patrick Baudouin, demandant aux magistrats de délivrer une nouvelle commission rogatoire internationale afin que l’ancien président algérien (1999-2019), Abdelaziz Bouteflika, et le général Mohamed Mediene (qui dirigeait à l’époque des faits le département du renseignement et de la sécurité, ndlr) puissent être entendus "le plus rapidement possible". Une demande restée pour le moment sans réponse. Mais si des zones d’ombres entourent la mort des moines de Tibhirine, leurs vies, elles, sont d’une limpidité et d’une espérance bouleversantes, comme en témoigne leur béatification le 8 décembre 2018 par le pape François, en même temps que les autres martyrs d’Algérie.
Notre-Dame de l’Atlas, le monastère où ont vécu les moines de Tibhirine, a été fondé en 1938. "C’était une grande bâtisse un peu austère mais chaleureuse et accueillante, construite en face d’un des plus beaux paysages du monde : les palmiers, les mandariniers, les rosiers se dessinaient devant les montagnes enneigées de l’Atlas". C’est avec ces morts que l’écrivain Jean-Marie Rouart à décrit le monastère Notre-Dame de l’Atlas dans un discours sur la vertu prononcé en 2001 à l’Académie française. "Des hommes avaient choisi de s’installer dans ce lieu loin de tout mais proche de l’essentiel, de la beauté, du ciel, des nuages. Ce n’étaient pas des hommes comme les autres : ils n’avaient besoin ni de confort ni de télévision. Ce qui nous est nécessaire leur était inutile, et même encombrant." L’ensemble des moines y vivent de la prière et de leur travail agricole.
Avec l’indépendance du pays en 1962, la question de l’avenir du monastère s'était posé à plusieurs reprises. Et finalement, ils étaient restés. La présence des moines se faisait plus discrète. Frère Luc, médecin, dispense alors des soins auprès du voisinage tandis que frère Amédée, par exemple, donne des cours aux enfants. La communauté s’engage auprès des autorités à un devoir de réserve strict et à ne pas dépasser le nombre de douze moines. "Nous en sommes arrivés à nous définir comme “priants au milieu d’autres priants”. Venant de notre cloche ou du muezzin, les appels à la prière établissent entre nous une “saine émulation réciproque”", peut-on lire dans un texte écrit par la communauté pour le Synode romain sur la vie consacrée de 1994. "On aurait plutôt le sentiment d’être “mieux compris” que ne le sont certains monastères dans leur environnement de vieille chrétienté".
Ces hommes, ces moines, dont Xavier Beauvois a magnifiquement rendu hommage dans le film Des hommes et des dieux, n’ont pas quitté l’Algérie malgré les menaces et les mises en garde. Ils ont pardonné à l’avance leurs agresseurs. Ils ont librement choisi de ne pas abandonner et d’être fidèles à l’appel de Dieu. "Prêcher l’Évangile en silence" comme le bienheureux Charles de Foucauld. Les moines de Tibhirine ont laissé un héritage spirituel fort : apôtres de la paix et du dialogue, ils ont véritablement donné leur vie, faisant le choix de rester fidèles à leur Église mais aussi à leurs frères algériens, au milieu desquels ils avaient souhaité vivre.
Luc, Christian, Christophe, Michel, Célestin, Bruno et Paul partageaient une vie communautaire ordinaire et en ont fait une chose extraordinaire. Ils formaient une vraie communauté monastique tout en ayant chacun un itinéraire spirituel individuel. Paul était un vrai artisan. C’était un homme simple et sans artifice, avec une spiritualité très incarnée. Chez Luc, sa discrétion et son humilité naturelles ont transformé son service pour les malades en la plus belle des prières. Michel était un véritable gardien de la prière de la fraternité. Quant à Bruno, il a puisé dans l’adoration eucharistique la force de surmonter ses fragilités, de se dépasser jusqu’à faire le don de sa vie. Célestin était habité par les plus pauvres et les plus marginaux — c’est "avec eux" qu’il est entré dans la vie monastique. Et Christian (le supérieur de la communauté, ndlr), quant à lui, c’est dans la poésie qu’il a su trouver les mots pour traduire l’expérience et le souffle du Christ. Mais leur message, tout en étant celui de chaque frère, dans le parcours et la spiritualité de chacun, est d’abord celui de la fraternité qu’ils ont porté ensemble grâce aux dons du Christ.
Tous différents mais tous convaincus de leur mission et de leur place, en Algérie. Mettant leurs pas dans ceux de Charles de Foucauld, ils ont choisi de s’abandonner entièrement au Seigneur. En témoigne d’ailleurs les nombreux écrits de chacun. Le plus connu est bien entendu le testament spirituel de Christian de Chergé et cette phrase, particulièrement forte : "S’il m’arrivait un jour — et ça pourrait être aujourd’hui — d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays". "Dans son testament, frère Christian savait qu’on lui reconnaîtrait un échec ou de la naïveté. Il avait subi de nombreuses pressions pour quitter Tibhirine qui devenait un lieu de plus en plus menacé", confiait il y a trois ans à Aleteia son neveu, Bruno de Chergé. "Lui cherchait à établir des ponts. Ils voulaient que les gens se parlent, qu’il y ait un retour à la transcendance qui est vecteur de paix. Une religion doit être facteur de paix, elle relie. C’est ce qui habitait frère Christian".
Ici comme dans le monde entier, Dieu a jeté la semence de son Royaume.
Chacun des moines, avec leurs mots, ont témoigné de cette fraternité. "Que restera-t-il dans quelques mois de l’Église d’Algérie, de sa visibilité, de ses structures, des personnes qui la composent ? Peu, très peu vraisemblablement", s’interrogeait frère Paul un an avant son enlèvement. "L’Esprit est à l’œuvre, il travaille en profondeur dans le cœur des hommes. Soyons disponibles pour qu’il puisse agir en nous par la prière et la présence aimante à tous nos frères". Une force que l’on retrouve aussi dans les mots de frère Bruno : "Je remercie le Seigneur d’être ici et en cet état de vie. C’est simple, caché comme la graine enfouie dans le sol qui germera en son temps. Vie de foi et de grande espérance. Ici comme dans le monde entier, Dieu a jeté la semence de son Royaume, mais tout enfantement a ses douleurs". Une semence qui, depuis 25 ans, ne cesse de porter du fruit.