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Nous pouvons discuter à perte de vue pour savoir si nous vivons mieux ou moins bien que nos ancêtres. Ce qui est sûr est que nous vivons différemment, car le mythe du Progrès repose sur des réalités incontestables : en 1800, l’espérance de vie chez nous était, paraît-il, de 33 ans ; elle n’atteignait pas 50 en 1900 et elle tourne aujourd’hui autour de 80. En à peine plus de deux siècles, la population de notre pays a plus que doublé (de 30 à 67 millions) et à l’échelle mondiale on est passé d’un à huit milliards. Mais sommes-nous pour autant plus heureux ? Pas forcément, si l’on veut bien admettre que les critères ne sont pas uniquement quantitatifs.
Nouveautés et nouvelles
Qu’est-ce donc qui tourmente encore nos contemporains qui en moyenne vivent plus longtemps, plus en sécurité, avec davantage de moyens de satisfaire non seulement leurs besoins, mais encore leurs désirs ? Une première réponse est que, dans une société technologiquement développée, l’offre ne se contente pas de rejoindre la demande, mais la dépasse, la stimule même. C’est le principe de la publicité. Or on aurait tort de la réprouver absolument. Car si elle peut artificiellement créer des envies qui esclavagisent au lieu de libérer, elle apporte quelque chose qui distingue l’homme de l’animal et qui est la connaissance. Avant d’être morale — pour démêler le bon du mauvais —, la conscience doit d’abord être cognitive, c’est-à-dire savoir sur quoi elle se prononce.
À l’instar des nouveautés sur le marché, les nouvelles n’ont jamais été aussi abondantes ni inesquivables. Et c’est ce qui les rend affolantes.
D’où l’importance de l’information. À l’instar des nouveautés sur le marché, les nouvelles n’ont jamais été aussi abondantes ni inesquivables. Et c’est ce qui les rend affolantes. D’abord, on ne peut pas tout enregistrer, comparer, vérifier. Ensuite, la diversité des imprévus successifs qui envahissent sans répit le paysage rend vain tout recul. Enfin, les événements qui se « vendent » le mieux suscitent la peur ou l’indignation, ou laissent éberlué. Si l’on regimbe — de même qu’on répugne d’instinct à tenir pour un droit inaliénable d’obtenir tout ce qui est pratiquement accessible ou faisable —, il reste à ne pas se laisser déboussoler par toutes les horreurs désormais visibles en photo, en vidéo, sans pour autant les ignorer.
À l’ère du « village global »
On peut alors se rappeler un des « prophètes » de la fin du XXe siècle : Marshall McLuhan (1911-1980). Cet universitaire canadien (et catholique) a lancé la notion de « médias » et annoncé (entre autres) que la prolifération des communications audio-visuelles instantanées allait transformer le monde en un « village global ». Ceci veut dire que l’information fonctionne désormais si efficacement que, dès qu’il se passe quelque chose d’inhabituel où que ce soit, c’est connu presque aussitôt sur les cinq continents, comme autrefois le bouche-à-oreille répandait peu à peu dans toutes les maisons agglutinées autour d’une église la nouvelle des incidents et accidents intervenus dans le périmètre fréquenté par les habitants.
Au village, il n’y avait pas tous les jours comme pour nous soit une catastrophe naturelle, soit des meurtres et des émeutes, soit des scandales, soit des victimes à plaindre et des coupables à accuser. Les grandes affaires survenues ailleurs — dans la capitale régionale, nationale et a fortiori plus loin — mettaient bien plus longtemps à émouvoir et leur écho arrivait atténué. McLuhan a bien vu que le sensationnel quotidien allait engendrer un stress sans précédent. Sous une telle pression, les réactions sont variées. On peut tout relativiser, ou être pris de court, ou s’obnubiler sur tel sujet d’actualité récurrente, ou se contenter d’une liberté limitée à maîtriser, voire élargir marginalement le champ du possible.
Rien de vraiment nouveau ?
Mais la fragilisation qu’engendre le déferlement de l’information est-elle si récente ? Déjà sous le Second Empire, Baudelaire notait dans un de ses carnets (publié après sa mort sous le titre Mon cœur mis à nu) :
Tout justifié qu’il ait été et demeure malgré des systématisations excessives, ce constat ne justifie qu’une révulsion et le repli sur soi avec le mépris comme seule (et maigre) consolation. Si bien que, si l’on a un peu de sens de la justice et de la solidarité, on se dit qu’on doit se mobiliser et chercher ce qu’on peut faire. Comme nous sommes rarement capables d’intervenir directement et que nous ne pouvons pas militer pour toutes les causes qui le mériteraient (pour autant que nous soyons correctement informés), nous pouvons au moins envoyer de l’argent aux associations caritatives et humanitaires qui œuvrent sur le terrain, signer des pétitions et soutenir des mouvements d’opinion visant à responsabiliser les autorités publiques.
Trois tentations
Mais un peu de réalisme (ou simplement l’expérience) enseigne qu’on n’en aura jamais fini de s’échiner à rectifier tout ce qui le requiert. De sorte que nous balançons entre un fatalisme désabusé, la réactivité de la girouette perpétuellement détournée par les vents du moment et, à l’inverse, la fixation sur tel combat décrété décisif pour tout le reste. La foi donne de résister à ces trois tentations, tout en reconnaissant la part de vérité dans chacune.
Oui, il est illusoire de compter éliminer, à force d’efforts, de vertus et de progrès, tous les dysfonctionnements de ce monde et de l’homme. Mais non, on n’a pas le droit de rester indifférent aux souffrances de quiconque, ni de trouver normal que sévissent menteurs, voleurs, violeurs et autres violents. Et enfin oui, il y a des priorités non négociables, comme la liberté de conscience et de religion, la sauvegarde de la planète, la dignité de la personne humaine de sa conception à sa mort naturelle, le besoin qu’ont les enfants, dont dépend l’avenir de l’humanité, d’avoir un père et une mère unis par le mariage, etc.
Au pied de la Croix
Comment toutes ces exigences peuvent-elles se combiner ? Face au déchaînement du mal sur autrui, l’attitude exemplaire est celle de la Vierge et de saint Jean au pied de la Croix. Ils n’ont pas caché dans la fuite leur douleur de témoins impuissants — de même que le Christ ne s’est pas dérobé à l’acharnement contre lui. Face à l’hostilité d’un conformisme intolérant, les apôtres, raffermis par la Résurrection et le don de l’Esprit saint, puis les martyrs ont montré que — comme Jésus l’avait demandé (Lc 12, 4-5, faisant écho Is 51, 7) — ils ne craignaient pas l’opprobre des hommes. Face à la misère, aux guerres, aux maladies, d’innombrables saints ont donné jusqu’à leur vie pour soulager et soigner — à l’imitation du Christ qui a compati aux souffrances qu’il rencontrait et agi. Et face au tourbillon de l’actualité, le cycle liturgique recentre inlassablement sur la libération qu’accomplit le don de soi avec l’aide de Dieu, comme l’actualisera bientôt la Semaine sainte où notre espérance sera renouvelée.