Comme les mystiques et les spirituels avec la Parole de Dieu, les poètes ne se lassent pas de ruminer les mots les plus anodins pour en extraire un nectar pour la vie de l’âme.
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Lorsque les prophètes disparaissent, bien des poitrines poussent un soupir de soulagement car leur voix est dérangeante, mais leur souvenir demeure. Lorsqu’un poète disparaît, peu d’âmes frémissent car il était généralement l’inconnu, y compris dans sa propre patrie. Philippe Jaccottet, mort fin février, n’a jamais attiré les foules. Il a en revanche su nourrir les cœurs et les esprits, sans être pour autant un guide spirituel mais simplement un passeur humain amoureux de la simple réalité visible. Il se refusait, par pudeur, par crainte devant le mystère, de s’expliquer sur l’existence de Dieu, sur la vie éternelle, et pourtant toute son œuvre est constamment hantée par les « traces du divin », comme il l’avoua lui-même, sans dépasser la barrière contre laquelle il se heurtait tôt ou tard en arpentant les champs de cette terre. Dans sa contemplation presque japonaise d’un cerisier, il écrit par exemple : « On ne se protège pas de l’âge avec des souvenirs ou avec des rêves. Même pas peut-être avec des prières. » Il n’ose pas aller jusqu’à l’affirmation de cette impossibilité et semble le regretter, toujours mû par une approche tremblante de la vérité.
Un poète intraitable
Il refusa dès le départ la grandiloquence, les jeux de mots faciles et les artifices de la poésie alors en vogue, dans le sillage du surréalisme prestidigitateur et menteur. Il ne tomba pas davantage dans un romantisme suranné ou dans une écriture engagée et révoltée. Il se retira très tôt, sur la pointe de pieds, de tout ce milieu parisien effervescent et désordonné de l’après-guerre pour se retrouver lui-même dans la campagne provençale silencieuse de Grignan. Ses pas le conduisirent sans se lasser à la chapelle de l’ancien prieuré roman du Val des Nymphes, alors en ruine et superbement restaurée ensuite. Il regardait ce lieu, lui qui était si attaché au paysage, comme étant ordonné et en accord avec le reste du monde, habité par cette présence ancienne de la prière monacale qui façonna à sa manière, ce qui l’entourait. En de tels endroits, il était amené à chanter surtout la beauté de la vie, tout en ne négligeant pas de trouver le mouvement de balance avec la souffrance et la mort.
Les mystiques et les spirituels procèdent de façon identique avec la Parole de Dieu, ne se lassant pas de répéter les mots les plus anodins pour en extraire un nectar pour la vie de l’âme.
Là, il trouvait l’inspiration qu’il avait décrite comme ce qui résulte de la chaleur intérieure accumulée par le poète et le peintre lorsque la bouilloire est prête à déborder. Ainsi devint-il un poète « intraitable », qualificatif que Jaccottet utilisa pour caractériser la figure d’Ossip Mandelstam, ce poète russe mort en 1938 en camp de travail à Vladivostok à la suite d’un poème contre Staline. Mandelstam, que Jaccottet traduisit du russe, disait, dans son Entretien sur Dante en 1933, que « la poésie vous réveille en plein milieu du mot ». Telle est l’expérience ressentie au voisinage de ces poètes. Tous deux se rejoignent dans ce que le Russe décrivait de lui-même : « Je n’ai pas envie de parler de moi, mais de tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps », et dans ce que le Suisse donne comme essai de définition de la poésie vue comme un libre jeu, comme « une respiration qui continue ».
L’influence de Claudel
Dans L’Entretien des muses. Chroniques de poésie, Philippe Jaccottet traça, de façon très sobre et imagée, le pouvoir qu’exerça sur lui Claudel, pouvoir qui ne cessa pas. Il parle de Claudel comme écrivant « les yeux fermés » : « Il me semble que Claudel ferme les yeux, qu’il se ramasse sur lui-même, se renfonce opiniâtrement en lui-même, qu’il n’est plus alors qu’une espèce d’ours énorme et noir concentré sur du miel, une masse obscure, opaque, absolument fermée au monde du dehors. » Il aime cette assimilation de la terre par cet ogre poétique débouchant sur la célébration de la terre grâce à ce passage du dedans au dehors. Il reprend la dernière phrase de La Cantate à trois voix de Paul Claudel : « Éteins cette lumière ! Éteins promptement cette lumière qui ne me permet de voir que ton visage ! » Il ajoute : « Ce n’est pas l’aspiration à la nuit mystique, mais le désir de cette rumination du monde, le poète concentré sur lui-même ayant mangé les arbres, les fleuves, la lumière, pour les rendre ensuite merveilleusement visibles dans quelques paroles où il est seulement question d’une promenade sur le Rhin, d’un voyageur qui tousse au fond d’une voiture ou d’une réunion sous les tilleuls. » Si nous ne sommes pas tous poètes comme ces deux monuments, nous pouvons faire notre profit de cette invitation à « ruminer » avec entêtement les choses que nous donne la terre. Les mystiques et les spirituels procèdent de façon identique avec la Parole de Dieu, ne se lassant pas de répéter les mots les plus anodins pour en extraire un nectar pour la vie de l’âme.
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Parler de Dieu comme les saints
La plupart du temps, l’être humain sombre dans la rumination des idées noires, des souvenirs blessants, de la nostalgie qui ronge. Là est une attitude de bovin borné et ancré, têtu, sur un sol boueux. En revanche, la rumination proposée ici par le poète rend semblable au bœuf près de la crèche, contemplatif tout en mâchant inlassablement, le regard sur le divin à portée de naseaux et la bouche toute emplie du limon d’où il vient et où il retournera. Le refus de Jaccottet à s’engager dans l’expression directe du divin peut s’expliquer car il fut échaudé par l’usage banal et peu inspirant du Nom qui dépasse tout nom, durant son enfance, par le pasteur de son village. Dans Éléments d’un songe, il sort de sa réserve pour tenter d’éclairer son choix :
« S’il fallait parler de Dieu, que ce fût comme en avaient parlé les prophètes, enveloppés, emportés par sa puissance : si le moindre vent du sud pouvait nous retourner le cœur, qu’était-ce que Dieu, sinon un vent capable d’absorber ce vent par sa seule approche ? Et, dès lors, comment était-il permis d’en parler sur le ton d’un maître d’école évoquant un grand capitaine entre un bâillement et un coup de férule ? Ou que ce fût comme en parlaient les saints : cherchant leurs mots, perdant leurs mots, perdant le souffle, comprenant, ou plutôt éprouvant dans le fond de leur être qu’ils ne pouvaient en parler, qu’ils pouvaient seulement chercher des mots qui fussent comme des flèches lancées vers le lieu même qu’ils étaient sûrs de ne jamais pouvoir atteindre… »
L’autorité du poète
L’exigence de Jaccottet en ce domaine préfère encore l’insouciance à la médiocrité. Les apothicaires de Dieu qui alignent dans des bocaux tout ce qu’ils connaissent sur Lui, révèlent en fait qu’ils n’ont rien reçu de Lui. Le poète ne peut supporter ce qui est prêché avec ennui, simplement en défense, en défiance. Il attend le feu prophétique et le zèle du saint, hélas peu répandus en ce monde. L’homme qui veut parler de Dieu doit s’écarter « des faux orages, des fausses flammes, des faux tourbillons » des puissances de destruction présentes au sein du monde : « Ayant connu la vraie plénitude, il sait qu’elle n’est pas de même nature que ce vacarme, que ce remplissage ; ayant connu le vrai commencement, il sait qu’il ne peut se confondre avec la frénésie du neuf, le désir de tout changer à tout moment, l’agitation inséparable du refus du passé. Mais qui lui donne autorité ? Personne, sinon l’invisible, l’insaisissable et le lointain ; sinon le méprisé, le haï, le refusé. » L’autorité du poète est d’un ordre similaire et il en hérite la fidélité car il n’est pas homme à croire que la vérité se trouve dans le mouvement mais dans la continuité.
Philippe Jaccottet a révélé qu’il n’avait jamais prié, jamais su prier. En David, Dieu nous a donné un poète priant. Nul doute qu’il accueille dans le Royaume Philippe Jaccottet écrivant dans son Livre des morts : « Qu’il entre maintenant vêtu de sa seule impatience/ dans cet espace enfin à la mesure de son cœur ;/ qu’il entre, avec sa seule adoration pour toute science,/ dans l’énigme qui fut la sombre source de ses pleurs. » Après avoir ruminé, que le poète contemple à jamais.
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