L’Église depuis le concile Vatican II a vécu une crise dont elle n’est pas complètement sortie. Pour le théologien Louis-Marie de Blignières, l’Église comme communion n’est pas affaire de sentiment ou de signes seulement, mais elle passe essentiellement par un juste rapport à la vérité divine.
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Jamais auparavant dans l’histoire, l’Église ne s’est présentée avec autant d’insistance comme une communauté. Koinonia (« communion ») est le cœur de toutes les ecclésiologies contemporaines. Le concile Vatican II lui-même a été qualifié de « Concile de communion » développant « l’ecclésiologie de communion ». Et pourtant, jamais auparavant l’Église, du moins en Europe occidentale, n’avait offert aussi peu de véritable communion. Nous parlons le langage de la communion, mais nous la vivons rarement : « Le langage et la réalité sont séparés » (Timothy Radcliffe, o. p., « Aux Supérieurs majeurs français », le 13 octobre 1998, in La Documentation catholique, n. 2199, p. 234). Avec une liberté bien dominicaine, ce propos d’un maître de l’ordre des prêcheurs tranche sur le ronron d’une certaine langue de bois. Est-il pour autant excessif ? Nous pensons plutôt qu’il exprime ce que tout le monde peut constater.
Vraies et fausses « communion » dans l’Église
On parle sans cesse de communion, mais quel est le contenu auquel on se réfère ? Pastorale d’ensemble, déclarations communes, décisions prises « en lien avec… », organes de collégialité à tous les niveaux, concélébrations multipliées veulent manifester la « communion ». Mais quel est son contenu ? Le fidèle, et même le théologien, peine à le discerner. Car l’éclatement des pratiques liturgiques glisse parfois dans la platitude et la désacralisation, le pluralisme théologique n’exclut pas toujours l’hérésie, le désintérêt, voire le mépris, pour les normes juridiques peut conduire à verser dans l’arbitraire.
Alors que les fins dernières, la gravité du péché comme offense faite à Dieu, le caractère surnaturel des moyens de Salut ne sont plus guère enseignés, il n’est pas rare que toutes les religions soient présentées comme équivalentes, ou que les exigences morales de la vie chrétienne, pourtant fréquemment rappelées par le magistère, soient relativisées.
Dans notre civilisation des médias, le signe paraît occuper tout l’espace mental, au détriment de ce qu’il doit signifier, et cette tendance existe aussi dans l’Église. L’image que l’on donne de soi devient plus importante que ce que l’on est. Même dans l’Église, le geste et le verbe peuvent inconsciemment prendre le pas sur la réalité. Cela est grave, car, en christianisme, la réalité, c’est d’abord le mystère de la foi et la vie de la grâce. Alors que la confession des articles de la foi se fait plus discrète, des dogmes comme le péché originel, le caractère sacrificiel de la messe ou la résurrection du Christ, sont parfois tranquillement niés. Alors que les fins dernières, la gravité du péché comme offense faite à Dieu, le caractère surnaturel des moyens de Salut ne sont plus guère enseignés, il n’est pas rare que toutes les religions soient présentées comme équivalentes, ou que les exigences morales de la vie chrétienne, pourtant fréquemment rappelées par le magistère, soient relativisées. Le paradoxe, c’est que, dans le même temps, on insiste sur un « être-ensemble » d’autant plus impérieux qu’il est moins précis, et pour lequel on a inventé la disgracieuse expression : « faire Église ». La notion de « communion », telle qu’elle est largement vécue dans l’Église aujourd’hui, semble marquée par un glissement du contenu intelligible (reçu par la foi, informé par la charité sacramentelle, structuré par le droit) au vécu existentiel du groupe : au fond, par un passage du primat du vrai à celui de l’un.
L’émotion au détriment de la vérité
La modernité privilégie le groupe, l’instantané et l’émotionnel au détriment de la vérité. Cette « communion »-là est certes liée à certains aspects de la modernité, qui n’aime pas l’intelligible, et qui privilégie le groupe, l’instantané et l’émotionnel. Mais elle est aussi l’une des expressions de la crise dans l’Église. Constatée de longue date par des catholiques de diverses tendances (pour se limiter aux intellectuels laïcs français, on peut citer Alain Besançon, Marcel Clément, Étienne Gilson, Julien Green, Jean Guitton, Jean Madiran, Jacques Maritain), partiellement diagnostiquée par Paul VI, affrontée par Jean Paul II et par Benoît XVI, chacun selon son style, cette crise est en voie de lente résolution. Certaines de ses manifestations paroxystiques sont dépassées et, en tout cas, les illusions sur un « printemps de renouveau » se sont assez largement évanouies.
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Une prise de conscience s’opère ici ou là, dans des paroisses, des diocèses, des mouvements, et les signes d’espérance ne manquent pas, mais la crise est loin d’être achevée. Notamment en matière de catéchèse, d’éducation catholique (secondaire et supérieure) et de formation sacerdotale. Ce n’est pas faire preuve de pessimisme ou suspecter les intentions de ceux qui travaillent au bien, avec les moyens qu’ils ont, là où ils sont dans l’Église, que de le constater. Au contraire, mieux comprendre les causes de cette crise complexe et malheureusement durable est un service de charité ecclésiale. Cet effort de compréhension peut notamment aider à retrouver une notion saine de la communion. Cela suppose de chercher un point de vue qui honore le mieux possible les divers aspects de ce qui est en cause. Nous proposerons l’hypothèse suivante : c’est le rapport à la vérité qui est la clé de la crise dans l’Église et qui peut ouvrir la porte d’un redressement, dans les domaines doctrinal, sacramentel et juridique.
La tentation fidéiste
Il faut d’abord reprendre notre rapport à la vérité divine. L’aspect intelligible de la foi n’intéresse plus guère, et Paul VI dénonçait le fidéisme comme un des plus grands risques de l’époque. Après la dernière guerre mondiale, Jacques Maritain avait déjà diagnostiqué l’influence de l’idéalisme et de l’empirisme sur les intelligences des croyants : on acceptait des formules, mais l’aspect intelligible de la foi n’intéressait plus guère. Il fait parler le fidèle de base : « Dieu a dit des choses à l’Église, l’Église à son tour me les dit, c’est leur affaire, moi cela ne me regarde pas, je souscris à ce qui m’est dit et moins j’y pense plus je suis tranquille. J’ai la foi du charbonnier et je m’en vante. » À la limite une telle foi ne serait plus une connaissance mais seulement une obéissance, comme le voulait Spinoza. Et je ne crois pas sur le témoignage de la Vérité première, m’instruisant intérieurement par le moyen des vérités universellement proposées par l’Église. Je crois sur le témoignage de l’Église comme agent séparé, sur le témoignage des apôtres pris séparément du témoignage de la Vérité première, qu’eux ils ont entendue et qui ne me dit rien à moi ; je crois sur le témoignage des hommes. Et Maritain de commenter : « Où est alors la foi théologale ? » (Foi en Jésus-Christ et monde moderne, Semaine des intellectuels catholiques, Éd. de Flore, 1949, « Les chemins de la foi », p. 20-21). Paul VI dénonçait aussi le fidéisme comme un des plus grands risques de l’époque.
Il faut rappeler, avec saint Thomas d’Aquin, que la foi est en notre esprit une participation actuelle à la lumière de Dieu, et montrer comment chez les saints la vie de foi a été un rapport intime à la vérité.
Ce rapport volontariste à la Vérité révélée explique que tant de catholiques ont pu accepter sans discernement des nouveautés présentées comme enseignement de l’Église. Le discours clérical exaltait les valeurs d’une certaine modernité, notamment la sincérité et la créativité : le peuple chrétien s’est donc laissé docilement dériver, au gré du subjectivisme ambiant, dans « le climat culturel de notre société [qui] rend — dit le père Bonino — l’attitude hérétique pour ainsi dire spontanée, naturelle » (Serge-Thomas Bonino, op., Je vis dans la foi au Fils de Dieu, Saint-Maur, Parole et Silence, 2000, p. 76).
La vie de foi a un rapport intime à la vérité
Pour faire face aux erreurs diffusées par un nombre non négligeable de théologiens, enseignées dans beaucoup de facultés « catholiques », et prêchées dans trop de paroisses et de mouvements, des précisions magistérielles (dans la ligne de celles données depuis trente ans par Jean Paul II et Benoît XVI, les notifications de la Congrégation pour la doctrine de la foi et le Catéchisme de l’Église catholique) sont hautement souhaitables. De même, on peut ardemment désirer que soient éclaircies, dans le sens de l’herméneutique de continuité, et avec le degré d’autorité nécessaire (il semble difficile de faire encore longtemps l’économie de prononcés infaillibles), certaines propositions discutées de Vatican II. Mais il faut parallèlement travailler à tous les niveaux — formation des clercs, catéchèse, prédication, incitation à la vie d’oraison — en vue d’un retour des esprits au juste rôle de la vérité de foi dans la vie chrétienne. Sans quoi les précisions et les définitions, qui se heurteront de toute façon à la révolte des modernistes (l’autorité a semblé paralysée pendant des décennies par la crainte d’un schisme progressiste), tomberont en outre dans l’indifférence de cœurs déshabitués de l’amour de la vérité. Dans le peuple fidèle, l’attitude déplorée par Maritain persistera : « Je souscris à ce qui m’est dit et moins j’y pense, plus je suis tranquille. » Il faut donc rappeler, avec saint Thomas d’Aquin, que la foi est en notre esprit une participation actuelle à la lumière de Dieu, et montrer comment chez les saints la vie de foi a été un rapport intime à la vérité.
La vérité de l’Église comme sacrement
Il faut aussi continuer à redécouvrir le rapport à la vérité sacramentelle qui structure l’Église. L’Église comme Corps du Christ — c’est sa définition la plus profonde, le cardinal Ratzinger l’a souvent rappelé — est structurée par les caractères sacramentels : baptême, confirmation et ordre. Elle est centrée sur le mystère eucharistique. La « crise d’identité » qu’elle traverse vient d’un désir imprudent de rapprochement avec les modèles séculiers. Cette mondanisation est déplorée, non seulement par des mouvements « traditionnels » de diverses nuances, mais aussi par divers groupes charismatiques et par des mouvements comme Communion et Libération ou, en partie en dehors de l’Église catholique, Radical orthodoxy.
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De l’ouverture au monde on en vient à l’agenouillement devant le monde selon l’expression de Jacques Maritain : « La présente crise a bien des aspects divers. Un des plus curieux phénomènes qu’elle offre à nos yeux est une sorte d’agenouillement devant le monde qui se manifeste de mille façons » (Le Paysan de la Garonne, 1966, in Œuvres complètes, vol. XII, Fribourg/Paris, Éditions universitaires/Éditions Saint-Paul, p. 739). Et cette dérive a eu lieu dans de larges secteurs. Même s’il reste beaucoup à faire, le magistère en tant que tel a finalement réagi par une série impressionnante de documents rappelant le dogme et la loi naturelle. Cela n’est pas de minime importance pour la crédibilité de l’Église.
L’Église ne condamne plus aussi fermement l’erreur
L’histoire retiendra sans doute les hésitations et initiatives malheureuses de certains des pontifes récents. Qu’un pape puisse se tromper en matière non dogmatique, ou que ses imprudences de gouvernement aient des conséquences graves pour les âmes, il est difficile d’en contester la possibilité. Ce fut, à notre avis, le cas du bienheureux Jean XXIII en son discours d’ouverture du concile Vatican II : « Dans la succession d’une époque à l’autre, nous voyons les opinions incertaines des hommes s’exclure les unes les autres, et souvent les erreurs, à peine nées, s’évanouir rapidement comme la brume chassée par le soleil. À ces erreurs, l’Église n’a jamais cessé de s’opposer, elle les a même souvent condamnées, et cela avec la plus ferme sévérité. Mais, en ce qui concerne le temps présent, l’Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de prendre les armes de la sévérité ; elle estime qu’il faut répondre aux besoins actuels, en explicitant davantage la richesse de sa doctrine, plutôt qu’en condamnant. Certes, il ne manque pas de doctrines fallacieuses, d’opinions, de dangers par rapport auxquels il faut se mettre en garde et qu’il faut dissiper ; mais tout cela est si manifestement opposé aux droits principes de l’honnêteté, et porte des fruits si nocifs qu’aujourd’hui les hommes, par eux-mêmes, semblent commencer à les condamner » (11 octobre 1962, Enchiridion Vaticanum, Ed. Dehoniane Bologna, tome 1, n° 56- 57, col. 1383). L’optimisme de l’aggiornamento et la fustigation des prophètes de malheur apparaissent avec le recul du temps comme bien peu prophétiques. Quant à la décision prise alors de ne pas condamner les erreurs et leurs fauteurs, elle continue de porter des fruits amers.
L’identité du chrétien, c’est d’abord la grâce qui le divinise en le configurant au Christ et en faisant de lui un membre de son Corps.
En conséquence, les étudiants en théologie ont souvent été condamnés à subir un enseignement déviant ou hétérodoxe. On a revu la procédure des condamnations doctrinales dans un sens plus humain, et c’est heureux. Mais souvent des considérations pastorales ou diplomatiques ont conduit à l’absence ou à l’extrême bénignité des condamnations. Ceux qui du coup ont été « sanctionnés », ce sont les étudiants en théologie et les fidèles condamnés à subir un enseignement déviant ou hétérodoxe. Sans parler de trop de bons prêtres mis de côté, voire persécutés, parce que « trop orthodoxes » ou attachés aux pédagogies traditionnelles de la foi. On peut penser que ce fut aussi le cas, pour une part de son action, de Paul VI.
La réforme liturgique
Tout en relevant l’orthodoxie de sa doctrine eucharistique manifestée dans Mysterium fidei, on est en droit d’estimer que la réforme liturgique radicale que le bienheureux Paul VI a voulu imposer (on admet de plus en plus qu’elle dépassait ce que demandait Vatican II) a contribué à faire évoluer le rapport à la vérité sacramentelle. C’est dans la liturgie que la conscience que l’Église a d’elle-même se forge et se manifeste. La réforme, avec l’insistance sur la compréhension profane, le désir d’écarter ce qui heurtait les protestants, l’atténuation de la sacralité, a fait glisser l’accent du mystère sacramentel axé sur le sacrifice, vers la communauté qui le célèbre et le ministre qui la préside. La disposition du sanctuaire et le vocabulaire lui-même en témoignent. De fait, depuis près de cinquante ans, le souci sacramentel de beaucoup de pasteurs a semblé s’estomper au bénéfice de dialogues avec le monde et les religions, et de réformes de structures. Or l’identité du chrétien, c’est d’abord la grâce qui le divinise en le configurant au Christ et en faisant de lui un membre de son Corps.
L’autorité s’origine dans le sacrement
L’appartenance ecclésiale en découle (et elle s’inscrit normalement dans une communauté paroissiale et diocésaine donnée), mais il ne faut pas donner le pas à la communauté sur le mystère sacramentel. L’autorité des évêques, successeurs des Apôtres, ne doit pas être diluée dans les directives de bureaux ou de commissions. L’identité du prêtre s’origine dans son rapport aux sacrements et au peuple à sanctifier, et son appartenance à un presbyterium donné doit le soutenir en ce rôle. L’identité de l’évêque, c’est d’abord le caractère épiscopal reçu dans la communion des successeurs des apôtres, et non l’appartenance à une conférence (qui certes a de grands avantages, notamment pour l’exercice concret de l’affectus collegialitatis), ni l’exécution des directives de commissions ou de bureaux. Dans les années soixante, il était opportun de revaloriser le lien de la liturgie et de la « vie en Christ » (Nicolas Cabasilas, La Vie en Christ, coll. « Sources chrétiennes », n° 355 et 361, Paris, Cerf, 1989 et 1990) avec les caractères sacramentels, sources de l’être chrétien dans un monde sécularisé : rôle personnel de l’évêque (qui est d’abord de prêcher la foi apostolique) ; spécificité du sacerdoce ; devoirs et droits du baptisé, rôle temporel du laïcat chrétien ; témoignage que le confirmé doit rendre à la loi naturelle et aux conséquences sociales de la foi.
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Les réformes n’ont finalement pas produit (peut-être par défaut d’esprit surnaturel et par manque de piété filiale pour l’être historique de l’Église ?) les résultats escomptés, et la pastorale est souvent restée d’une grande stérilité apostolique. Il faut revenir — comme les papes nous y ont invités à maintes reprises — à la vérité du rapport au Corps du Christ.
Un cléricalisme inversé
L’un des slogans fondateurs de la crise est la critique des abus du pouvoir dans l’Église et l’intention affichée de « promouvoir le laïcat ». On pouvait donc s’attendre à un recul de l’arrogance, de l’autoritarisme et de l’hypocrisie souvent reprochés aux clercs, et à la disparition du cléricalisme. Est-ce cela qui est arrivé ? Rien n’est moins certain. Le père Brückberger a même ironiquement pu écrire : « Dans cette entreprise de dévastation du sacré, on cassera tout, absolument tout, sauf une chose, la casuistique. […] Tout se ramène au cléricalisme et à la casuistique, sans laquelle il n’y a pas de cléricalisme possible », l’auteur précisant : « J’appelle cléricaux les prêtres et les pontifes qui utilisent l’autorité et les pouvoir que [Jésus-Christ] leur a confiés pour l’unique salut des âmes à des fins qui ne sont pas celles du Royaume de Dieu, pour des bénéfices temporels d’argent, de pouvoir ou de prestige » (R.-L. Bruckberger op, Lettre ouverte à Jésus-Christ, Paris, Albin Michel, 1973, p. 134-135).
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Si l’on caractérise le cléricalisme comme le détournement de l’autorité, reçue du Christ pour le Salut des âmes, à d’autres fins, on est tenté de lui donner raison. Il ne s’agit pas ici de la recherche d’avantages financiers ou de privilèges du pouvoir étatique. Sous ce rapport, l’indépendance et la pauvreté de bien des prêtres dans beaucoup de pays sont remarquables. Il s’agit plutôt d’une inversion pratique : dans la mission de nombre de clercs, des objectifs séculiers (notamment la construction d’un monde meilleur) tendent à se substituer aux fins dernières. « La foi en la vie éternelle joue aujourd’hui un rôle minime dans la prédication. […] L’idée d’un monde meilleur, chez les chrétiens aussi, semble être le véritable objet de l’espérance et le vrai critère éthique » (Cardinal Joseph Ratzinger, Aux présidents des commissions doctrinales des conférences épiscopales, « Difficultés de la foi dans l’Europe d’aujourd’hui », mai 1989, in DC, n° 1991, p. 850).
Aligner le message
Évidemment, cette mise au service d’objectifs mondains de l’autorité cléricale ne peut se réclamer d’une légitimité évangélique, sauf sous forme d’un prophétisme autoproclamé. Elle ne peut non plus se prévaloir d’une légitimité juridique, car même si ceux qui la promeuvent ont des charges hiérarchiques, elle ne saurait se fonder, ni sur les textes authentiques du magistère, ni sur les lois universelles de l’Église. Aussi s’appuie-t-elle sur la prétendue nécessité d’aligner le message de l’Église sur les exigences du monde. Elle compense la faiblesse de l’argumentaire par l’arrogance d’affirmations répétées : « La répétition du catalogue de la contestation de la pratique et de la foi actuelles de l’Église est devenue une sorte d’exercice obligé pour les catholiques progressistes » (J. Ratzinger, loc. cit., p. 847). Et ces exigences sont présentées comme des évidences ayant l’adhésion massive du peuple chrétien.
La forme progressiste du cléricalisme s’est ainsi exprimée par une langue de bois qui a contribué à brouiller les perspectives, à démotiver les fidèles et à discréditer l’Église auprès de ceux du dehors.
Ces exigences impressionnent car elles sont en harmonie avec la pensée séculière dominante, et trouvent le soutien des grands médias. La forme progressiste du cléricalisme s’est ainsi exprimée par une langue de bois qui a contribué à brouiller les perspectives, à démotiver les fidèles et à discréditer l’Église auprès de ceux du dehors. Il suffit pour s’en rendre compte de mesurer a contrario l’impact, dans et hors de l’Église, des messages forts et clairs de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Martelant le « faire Église ensemble », ce jargon fait figure de stratégie de la pensée faible pour éviter le choc du réel. On a finalement abouti au déni du droit qui rendrait à chacun ce qui lui est dû pour accomplir sa mission surnaturelle.
Dans cette confusion, personne n’y a gagné. Les évêques sont parfois autant ligotés par une certaine pratique de la collégialité qu’ils l’étaient par les abus du centralisme romain. L’identité sacerdotale (axée sur la prière, les sacrements et l’apostolat) est souvent peu respectée, soit par les laïcs engagés, soit hélas ! parfois par les ordinaires, en dépit des exhortations romaines. Les devoirs et droits des laïcs ne sont guère rappelés. Parmi les pasteurs et les intellectuels catholiques, trop peu nombreux sont encore ceux qui insistent sur le devoir dominical et l’état de grâce, qui encouragent officiellement les écoles vraiment catholiques, qui soutiennent publiquement les mouvements pour le respect de la loi naturelle. Comme exemples encourageants sur ces trois points, on peut cependant citer la Lettre pastorale de Pentecôte 2010 de Mgr Scherrer, évêque de Laval, rappelant que « l’Église fait obligation aux fidèles de participer chaque dimanche à la liturgie de la messe et que s’y soustraire sans raison valable est une faute moralement grave » ; les cris d’alarme lancés par Mgr Cattenoz, évêque d’Avignon, à propos de l’école catholique ; la présence répétée d’évêques (le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, Mgr Lebrun, évêque de Saint-Étienne, puis de Rouen…) à des manifestations pour la vie.
L’urgence absolue de la formation
Que faire ? Plutôt que de retoucher des organigrammes diocésains et de produire des déclarations, il faut tenter de donner un espace de liberté pour faire ce qui est juste. Nous disions en plaisantant à un archevêque, au hasard d’une rencontre dans un train, que nous avions une réforme de l’épiscopat à proposer : supprimer la moitié des réunions et consacrer le temps libéré aux prêtres et aux séminaristes, aux familles et aux écoles ! L’urgence absolue est celle de la formation. Mais l’ambiance actuelle reste imprégnée de tabous idéologiques. La catéchèse anti-intellectualiste en place, c’est comme la « méthode globale » de lecture dans l’Éducation nationale en France : on est dans un cas de faillite avérée, mais il est quasiment impossible d’y toucher ! Pourtant le vieil adage vaut toujours : unité dans ce qui est nécessaire, liberté dans ce qui ne l’est pas, charité — et donc justice — en tout. Ce qui implique au minimum : que l’on soutienne les prêtres fidèles au Credo et aux lois de l’Église ; que l’on n’exige pas, pour leur donner mission, des signes de communion que ni le droit ni la théologie n’imposent ; que l’on encourage les écoles vraiment catholiques, les associations, les communautés fidèles au magistère ; et, tout en veillant à leur ouverture aux autres composantes de l’Église, que l’on respecte le droit propre des communautés religieuses, qui sont une richesse pour la catholicité.
Un don qui descend de Dieu
Il nous semble que nous sommes invités à dépasser le niveau horizontal du consensus, pour revenir à l’essence de la communion, et d’abord à son « aspect vertical » (Cf. concile Vatican II, Lumen gentium, n. 4, et Catéchisme de l’Église catholique, n° 810, citant saint Cyprien : « L’Église universelle apparaît comme un peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit-Saint — (de unitate Patris et Filii et Spiritus Sancti plebs adunata). » Qu’est-ce, au fond, que la communion ? Ce n’est pas une fabrication de l’homme tout seul. C’est, nous dit saint Pierre, un don qui descend de Dieu, par le Christ, « pour nous faire communier à la nature divine (theias koinônoi phuseôs) » (2 P 1, 4). Quelles en sont les sources ? La vérité de la foi, la grâce des sacrements, l’unité de charité entre les membres du Corps du Christ. À quoi est-elle ordonnée ? À la communion parfaite, au Ciel, avec les divines Personnes dans le chœur de l’Église triomphante. Quelle en est la cause ? C’est la rédemption du Christ qui « nous arrache à la convoitise qui est dans le monde » (ibid.). Le Saint-Père Benoît XVI en particulier a donné un exemple lumineux de cette communion qui sourd de notre union de grâce avec la Trinité dans le Christ, et rejaillit entre nous dans la charité qui informe la justice.
Communion et hiérarchie
Communion et hiérarchie sont indissolublement liées et doivent se renforcer l’une l’autre. Évoquant le devoir de gouverner du prêtre, Benoît XVI a ces paroles significatives : « La hiérarchie implique un triple lien : tout d’abord, le lien avec le Christ et l’ordre donné par le Seigneur à son Église ; puis, le lien avec les autres pasteurs dans l’unique communion de l’Église ; et enfin, le lien avec les fidèles confiés à l’individu, dans l’ordre de l’Église. On comprend donc que communion et hiérarchie ne sont pas contraires l’une à l’autre, mais s’influencent l’une l’autre. Ensemble elles forment une seule chose (communion hiérarchique) » (audience générale du 26 mai 2010, in DC, n. 2448, p. 561-562). Benoît XVI a donné à l’Église une impulsion pour faire progresser la communion dans la vérité. Il a insisté sur l’herméneutique de la continuité doctrinale, rendu la liberté aux formes liturgiques de la tradition latine, mis sur pied ou proposé des structures juridiques nouvelles (comme les Ordinariats offerts aux anglicans désireux de revenir à la communion catholique). Pour que la communion progresse dans la vérité, il revient aux fils et aux pasteurs de l’Église de relayer cette impulsion avec fidélité et imagination, selon le principe de subsidiarité. C’est seulement dans cette grande respiration de l’esprit catholique que tous seront à l’aise pour travailler, ce qui est, aujourd’hui plus que jamais, l’urgence des urgences : l’évangélisation, le salut des âmes par Jésus-Christ.
La communion, c’est le Christ
Ajoutons une remarque. La vérité, nous le savons, c’est le Christ lui-même : le Christ crucifié et ressuscité. Pour vivre la communion dans la vérité, il faut entrer pour notre part dans le vrai « mystère pascal ». « Si nous marchons dans la lumière, comme Dieu est lui-même dans la lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres » (1 Jn 1, 7). Le Thabor de la vie fraternelle dans le Christ (cf. Ps 133 [132], 1) doit nous donner la force de monter au Calvaire avec lui et de le prêcher au monde. Il nous faut renouveler notre rapport au mystère du Christ, « le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances » (Ph 3, 10).
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Il est frappant de voir combien, dans la liturgie comme dans la prédication, le sens du sacrifice (et sa fécondité apostolique) comme participation à celui du Christ, s’est affadi dans le dernier demi-siècle. Rien d’étonnant alors à ce que les états de vie chrétiens qui demandent de vivre du sacrifice soient en crise : les vocations sacerdotales et religieuses, mais aussi le don des époux chrétiens, des mères de famille au foyer, et des éducateurs. Rien d’étonnant non plus à ce que, en dépit de nos discours sur l’« accueil de l’autre en tant qu’autre », nous ayons du mal à admettre les sacrifices persévérants que demande la communion catholique. Son caractère organique d’union dans la diversité suppose prudence, patience, vrai dialogue dans la vérité. Cette longanimité est donc tout autre chose qu’un « unanimisme » fusionnel. On pourrait dire que, de même que l’Église en ses membres doit toujours se réformer, de même la communion entre eux est toujours à renouveler. Ecclesia semper reformanda, communio semper instauranda ! L’apôtre bien-aimé nous en avertit. La communion entre nous découle de notre communion sans cesse à approfondir avec le Verbe de vie qui nous conduit au Père. « Nous vous l’annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ » (1 Jn 1, 3).
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