Avec le projet de loi de séparatisme adopté en première lecture par les députés, ce n’est pas une idéologie cohérente, mais une méconnaissance apeurée qui inspire le dessein de contrôler toutes les religions par-delà les dérives islamistes.
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Ce qui est ahurissant dans l’accouchement laborieux du projet de loi contre le « séparatisme » est la méconnaissance de ce qu’il s’agit d’encadrer, à savoir les religions. L’idée — certes louable — était apparemment au départ de rendre illégaux ces débordements de l’islam qu’on appelle l’islamisme. Mais comme il n’est pas question, dans un État qui se veut « laïque », de nommer quelque « culte » que ce soit, parce que ce serait le reconnaître, on cogne large et fort, ce qui révèle des préventions bien plus larges et crée des problèmes là où il n’y en avait pas : en voulant contrôler des déviations d’une religion, on en vient à les soupçonner publiquement toutes de contester « les valeurs de la République ».
De la séparation au séparatisme
Une première bizarrerie est de lutter contre le « séparatisme » au nom de la « séparation » entre l’État et les « cultes ». Bien sûr, la désinence en -isme laisse entendre que l’on s’en prend à un durcissement idéologique d’un principe sainement rationnel. On peut cependant se demander s’il n’y a pas là une remise en cause irréfléchie de l’inspiration de la fameuse loi de 1905 et de ses interprétations et applications pratiques depuis plus d’un siècle. Il ne s’agit plus de « désofficialiser » le « fait religieux » en s’en séparant et lui laissant ainsi sa liberté. Il ne s’agit même plus de l’exclure de l’espace public en le reléguant dans les domaines des convictions particulières et du passé révolu accessible uniquement par l’histoire et les musées. Car le but semble bien être de le contrôler jusque dans la sphère du privé.
C’est une des caractéristiques du totalitarisme que la surveillance soupçonneuse de ce que les gens pensent, font et disent librement entre eux, même s’ils ne contestent pas le moins du monde l’autorité de l’État.
C’est une des caractéristiques du totalitarisme que la surveillance soupçonneuse de ce que les gens pensent, font et disent librement entre eux, même s’ils ne contestent pas le moins du monde l’autorité de l’État. Ce n’est pas eux qui se séparent du reste de la société. C’est un pouvoir politique qui les traite en parias. Il y a là, en rigueur de terme, un séparatisme symétrique de celui d’une minorité qui refuse l’intégration : des gouvernants stigmatisent quiconque ne prouve pas qu’il se conforme jusqu’en son âme et conscience à leurs « valeurs », érigées en normes universelles en matière de morale et de comportement.
Le sacré et la peur du religieux
Cette espèce de terrorisme reste, certes, soft : on ne va pas jusqu’à interdire la fréquentation des lieux de « culte » (bien que la crise sanitaire ait montré que cela pouvait se décréter sans scrupule, puisque ce n’est pas vital). On menace seulement de mesures répressives, parce qu’on se flatte d’être tolérant et qu’on entend (comme Big Brother dans 1984 de George Orwell) être aimé par les dissidents avant qu’ils ne disparaissent. Mais il est clair que cet acharnement est dicté par une peur qui est elle-même alimentée par une ignorance stupéfiante. La méfiance trahit le sentiment que toute religion est au moins potentiellement dangereuse.
C’est la théorie que toute foi, parce qu’elle met en jeu de l’absolu, engendre fatalement une intransigeance disposée à toutes les inhumanités. Or toute société se dote d’un sacré, et les « cultes » n’en ont pas le monopole. Même la laïcité « à la française » en fabrique quand elle déclare intangible le droit au blasphème, c’est-à-dire à l’irrespect de toute croyance. Les révolutionnaires dont elle se réclame célébraient déjà, en renversant les autels en même temps que le trône, l’« amour sacré de la patrie ». Pour leur part, les grandes religions n’ont pas de frontières, parce qu’elles s’inscrivent dans une transcendance. Même si elles peuvent toujours être localement et temporairement détournées et récupérées, elles relativisent toutes les tentatives de sacralisation (délibérée ou non) d’une nation, d’un prince, d’un système politique ou de l’irrévérence insultante.
L’« autonomie du temporel », fruit de la foi chrétienne
Ceci vaut spécifiquement pour le christianisme. Il ne se veut la religion d’aucune ethnie, d’aucun pays, ni même d’aucune région du monde ou culture particulière. Et sa théologie ne permet le tyrannicide (rebaptisé révolution depuis la fin du XVIIIe siècle) qu’à des conditions très restrictives de dysfonctionnement social. Jésus dit à Pilate que « son royaume n’est pas de ce monde », et que « tout pouvoir sur terre est donné d’en-haut » (Jn 18, 36 et 19, 11) — à quoi saint Paul fait écho en Romains 13, 1-7, lorsqu’il recommande l’obéissance aux autorités civiles. Ce n’est donc pas seulement que l’Église n’est une menace pour aucun gouvernement. C’est aussi que sa foi exige la distinction entre le religieux et le profane.
On peut dire que la « postmodernité » libérale, actuellement au pouvoir dans les pays développés, si elle refuse de reconnaître ses racines chrétiennes, ne s’en coupe pas totalement en jouissant de l’« autonomie du temporel » sans nier l’indépendance du religieux.
Le christianisme est donc même l’inventeur de l’autonomie du politique. La sécularisation est apparue et s’est développée au sein de ce qui avait été la « chrétienté », dont l’Église n’a pas fait un empire centralisé avec le pape comme souverain. Partout ailleurs, c’est-à-dire hors des contrées évangélisées du globe, le spirituel (musulman, hindouiste, bouddhiste, etc.) est plus ou moins en symbiose avec le temporel. Les seules exceptions se trouvent dans les pays d’Asie (Chine et ancienne Indochine) encore théoriquement communistes et officiellement athées, où les « cultes » sont considérés comme subversifs et dûment tenus sous étroite tutelle.
La sécularisation n’implique pas le laïcisme
En Occident sécularisé, la place des chrétiens dans les diverses sociétés varie selon la proportion des pratiquants et la distance critique des Églises vis-à-vis des politiques gouvernementales. Mais la France constitue un cas à part. Elle n’a pas l’exclusivité de l’anticléricalisme (on le retrouve partout où le catholicisme a été dominant), mais sa laïcité déconcerte à l’étranger, où les différends sont réglés par le jeu démocratique sans que soit envisagé un contrôle administratif et policier comme sous les dictatures idéologiques. On peut dire que la « postmodernité » libérale, actuellement au pouvoir dans les pays développés, si elle refuse de reconnaître ses racines chrétiennes, ne s’en coupe pas totalement en jouissant de l’« autonomie du temporel » sans nier l’indépendance du religieux.
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Le laïcisme français, qui entend contrôler les communautés religieuses, scie au contraire la branche qu’il chevauche. Car ce qu’il veut assujettir au nom de « valeurs » qu’il peine lui-même à définir, il n’en est plus séparé. On ne peut guère se raccrocher à l’affirmation que seul est sacré le droit de proclamer que rien ne l’est. L’intention est totalitaire. Les moyens envisagés pour la mettre en œuvre restent velléitaires, car manque la motivation d’une idéologie cohérente. Ce qui en tient lieu est la peur d’un authentique sacré, qui empêcherait de légitimer n’importe quel désir en décrétant insupportable la frustration qu’engendre sa non-satisfaction.
Les chrétiens et le monde
C’est ce que l’on peut appeler un totalitarisme mou. Au fil des siècles, l’Église a été bien plus directement et violemment agressée. Mais il n’est pas sûr qu’il soit moins difficile de résister à des tracasseries qu’à une franche persécution. Deux choses peuvent pourtant y aider. D’abord la promesse du Christ : « Vous aurez à souffrir dans le monde ; mais prenez courage, j’ai vaincu le monde » (Jn 16, 33). Ensuite le constat que le religieux effraie surtout une petite intelligentsia qui monopolise la parole sans s’inquiéter des questions que se posent nos contemporains moins bavards dans un silence qui n’est pas forcément de l’indifférence.
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