En un éclair, sur la route de Damas, voici que le loup devient un agneau. Saul le persécuteur des chrétiens est frappé d’une grande lumière qu’une voix accompagne, et devient Paul l’apôtre des nations. Cette lumière et cette parole qui changent sa vie, c’est bien Jésus, lumière née de la lumière, Verbe de Dieu. La conversion de Paul se fait en un instant, et c’est très spectaculaire, même si comme souvent on peut discerner a posteriori la manière dont Dieu avait préparé son cœur à recevoir ce dernier coup fatal qui a achevé de le retourner.
Le cri d’un cœur blessé
Mais ce qui est intéressant est moins le fait de la conversion, ou son caractère soudain, que son objet précis. Saul n’a pas à être persuadé que Dieu existe, ni même qu’il s’est révélé à travers les Patriarches et les Prophètes. Tout cela, Saul le croit déjà, il en est même tellement convaincu qu’il est prêt à en découdre avec quiconque soutiendrait le contraire. Faut-il donc en conclure qu’il ne reste plus à Saul qu’à reconnaître Jésus comme le Fils de Dieu, et Dieu lui-même ? Oui, en un sens, mais ce n’est pas l’angle d’approche choisi par Dieu, ni l’objet précis de la révélation sur le chemin de Damas.
Pour y voir plus clair, écoutons la voix du Christ lorsqu’il s’adresse à celui qui n’est alors que Saul. Jésus appelle : « Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Ac 9, 1-22) On croit entendre comme un écho de la Genèse, après le péché originel : « Adam, où es-tu ? » Deux situations apparemment si différentes, séparées par des siècles, mais c’est le même cri d’un cœur blessé, du cœur de Dieu blessé dans son amour par le péché de l’homme. Le cœur divin du Père demandait : « Où es-tu ? » Le cœur humain du Fils demande : « Pourquoi me persécutes-tu ? »
C’est l’Église qui est touchée
Adam avait péché directement contre Dieu. Saul avait péché d’abord contre les chrétiens. Mais c’est justement là tout l’objet de la révélation sur le chemin de Damas : l’union du Christ à son corps mystique qui est l’Église est telle que toucher à un chrétien, c’est toucher au Christ, et réciproquement. L’objet de la révélation faite à Saul sur le chemin de Damas, ce n’est pas le mystère du Christ, c’est le mystère de l’Église en tant que corps mystique du Christ. La révélation porte sur le cœur du mystère de l’Église : l’union intime entre le Christ et l’Église.
Il s’agit d’une union intime entre le Christ et l’ensemble des baptisés pris collectivement : ce que Saint Augustin appelle le Christ-total, comme si le Christ n’était complet qu’avec son corps mystique qu’est l’Église. Mais il s’agit aussi d’une identité mystique entre le Christ et chaque baptisé pris individuellement. C’est ainsi que Jésus peut reprocher à Paul qui ne l’a jamais rencontré auparavant : « Pourquoi me persécutes-tu ? », au motif que Paul a persécuté des chrétiens. Cette identité mystique entre le Christ et tout chrétien n’est pas une simple métaphore.
Jésus n’est pas Johnny
Le rapport entre chaque chrétien et le Seigneur Jésus n’est pas un rapport extrinsèque, de simple imitation, comme d’un fan à son idole. Le fan reste toujours un étranger pour son idole. Si Gontran est fan de Johnny Halliday, il peut se faire pousser le bouc, se teindre les cheveux en blond, se faire les mêmes tatouages, acheter le même blouson de cuir et la même Harley Davidson, voire même se marier successivement à une Sylvie, une Nathalie pour finir par une Laëtitia, mais même en faisant tout cela, Gontran restera un étranger pour Johnny. Même en admettant que par chance, Gontran parvienne à rencontrer Johnny et à lui parler, voire à devenir son ami, la proximité entre Gontran et Johnny ne sera jamais telle qu’on puisse dire en vérité : « Si tu touches à Gontran, c’est Johnny que tu touches », ou l’inverse, ou même « ce n’est plus Gontran qui vit, c’est Johnny qui vit en lui ». Et si Gontran se persuade qu’on peut réellement dire cela en vérité, il faut l’amener d’urgence à l’asile psychiatrique.
Il en va tout autrement entre Paul et Jésus, et entre n’importe quel chrétien en état de grâce et Jésus. L’identité mystique entre Jésus et tout chrétien est réelle, organique. Et la raison en est que Jésus n’est pas une idole, il est Dieu, et c’est de l’intérieur que Jésus vient habiter le cœur de ses fidèles, s’identifier à nous pour nous identifier à lui, et conduire notre vie. Le lien entre Jésus et chaque baptisé est intime, organique. Au baptême, Jésus imprime sa marque dans l’âme pour l’éternité. Ce que Jésus communique par sa grâce n’est pas un cadeau, si merveilleux soit-il, qui serait autre chose que lui-même : la grâce, c’est Jésus lui-même en tant qu’il se communique pour venir habiter dans l’âme du chrétien. Et l’Eucharistie vient renforcer, à chaque messe, cette inhabitation du Christ en chacun de nous (inhabitation au sens d’habiter dedans, et non pas au sens d’une maison qui serait inhabitée…). C’est au point qu’on pourrait presque faire la génuflexion devant tout chrétien qui reviendrait de la communion, puisqu’il est à cet instant, très réellement, un tabernacle vivant.
La prière des martyrs
Jésus l’avait affirmé : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Et Saul devenu Paul le dira plus tard de manière saisissante : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi. » Dans l’identité mystique entre Jésus et chaque baptisé se noue le mystère de l’Église. C’est aussi le mystère de la communion des saints qui se joue là : la conversion de Paul, c’est le résultat de la prière du diacre Étienne pour ses persécuteurs lors de son martyre. Étienne a prié, Paul a bénéficié : dans le corps mystique qu’est l’Église, le Christ suscite les œuvres bonnes et en fait rejaillir les effets sur tous les chrétiens. La force de la prière, par-delà les frontières des temps et des lieux, change le monde, invisiblement mais sûrement. Les saints et les pécheurs, les saints qui sont aussi des pécheurs, sont embarqués tous ensemble sur la barque de l’Église, notre destin est lié.
Au sein de l’Église, Paul reçoit la mission d’être apôtre. Il ne se donne pas à lui-même cette mission. Il la reçoit parce qu’il s’est rendu disponible en demandant : « Que dois-je faire, Seigneur ? » Autrement dit, je suis disponible, je renonce à ma volonté propre pour t’obéir, être docile à tes appels : « Mon cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est prêt. » Paul sera l’Apôtre des nations. Mais le mystère de l’Église demeure au cœur de sa vocation : alors même qu’il bénéficie d’une révélation exceptionnelle, il vient recevoir le baptême quelques jours plus tard des mains d’Ananie, avant de rencontrer les Douze à Jérusalem pour recevoir confirmation de son appel. Humilité de Paul. Étienne, Paul, Ananie, les Douze : ils sont unis au Christ, unis entre eux par le Christ. C’est l’Église, c’est l’Évangile qui continue.