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Pourquoi est-il si compliqué de comprendre la laïcité ?

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Paul Airiau - publié le 07/01/21
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Le mot « laïcité » a plusieurs sens, et ce sens évolue. Il peut désigner selon les cas une réalité juridique, des notions idéologiques différentes et le phénomène de la sécularisation. La tendance aujourd’hui va la confusion entre la neutralité de l’État et la neutralité intrusive de la société.

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En 2013, le Conseil constitutionnel a défini la laïcité comme association de la neutralité de l’État, nécessitée par l’égalité des citoyens qui impose qu’aucun culte ne soit reconnu et la liberté de conscience. Cette définition correspond à une conception de la laïcité qu’on peut qualifier de libérale, où l’essentiel est de garantir au citoyen la liberté face à l’État. Elle a été pensée en France par les républicains de la fin du XIXe siècle, reprenant la pensée des Lumières et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle est liée à l’idée de la démocratie libérale, qui considère qu’aucun critère transcendant ne peut s’imposer à la volonté populaire qui fait la loi, et que l’homme s’accomplit pleinement comme citoyen, donc dans la vie politique.

Un nouveau concept

Le mot « laïcité » est absent de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 car son objet ne fut pas de définir la laïcité de l’État, mais de l’achever. Apparu comme substantif au début de la IIIe République à propos de l’enseignement, le mot, jusqu’alors descriptif, devient un concept avec Ferdinand Buisson dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1e partie, t. 1, 1888). Il sert à penser et justifier la sécularisation volontaire de l’État à laquelle procède la République des républicains à partir de 1878, et l’extension de cette laïcisation à l’enseignement public. Cependant, jusque dans les années 1920-1930, on parle de « la laïcité de l’État, de l’enseignement… » ou « des lois de laïcité ». L’utilisation croissante comme substantif sans complément conduit à une ouverture du sens du mot, spécialement dans les années 1980-2000. Ainsi, « laïcité » est devenu un mot polysémique auquel chacun donne souvent, sans l’expliciter, un sens particulier, qui n’est pas partagé par tout le monde. Cela explique largement les difficultés à débattre sereinement sur les questions de la place des religions en France.

Une définition libérale

La laïcité en droit français tient en trois points : neutralité de l’État, égalité des citoyens et liberté de conscience. La neutralité de l’État signifie que l’État ne prend aucune position de nature religieuse, philosophique ou spirituelle. L’égalité des citoyens les uns par rapport aux autres impose que personne ne soit l’objet d’une discrimination ni jugé en fonction de son appartenance religieuse, donc que la loi soit la même pour tous. Ces deux principes impliquent que l’État ne reconnaisse aucune religion, c’est-à-dire ne donne une place particulière à aucune d’entre elles. La liberté de conscience garantit à chacun d’être absolument libre de l’usage de sa conscience : nul ne peut jamais être obligé à croire ou ne pas croire ; nul ne peut voir sa conscience contrainte d’une manière ou d’une autre.



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Cette définition correspond à une conception de la laïcité qu’on peut qualifier de libérale, où l’essentiel est de garantir au citoyen la liberté face à l’État. D’une certaine manière, l’État est considéré comme un danger qu’il faut contenir. Mais il y a aussi l’idée que l’État a l’obligation de donner au citoyen ce à quoi il a droit. En effet, l’homme est vraiment humain lorsqu’il se soumet à ce que sa conscience lui dit être vrai. Dans la pensée libérale, la vérité n’est pas transcendante. Elle dépend de la subjectivité de l’individu (l’état de ses connaissances, ses passions, ce qu’il pense pouvoir être vrai…), et est l’objet d’une incessante remise en cause. L’État ne doit donc pas intervenir pour imposer une vérité à la conscience, puisque la vérité est changeante. La laïcité est donc liée à une anthropologie et une philosophie.

Contre le cléricalisme

Reprenant la philosophie des Lumières (Voltaire, Rousseau…) et la Révolution française, ce sont les républicains de la fin du XIXe siècle (Gambetta, Ferry, Ferdinand Buisson, Aristide Briand…) qui ont voulu établir la laïcité de l’État. Ils ont progressivement établi la neutralité de l’État (laïcité de l’enseignement, sécularisation du personnel enseignant, laïcisation des bâtiments publics…), laquelle a débouché en 1905 sur la séparation des Églises (les cultes reconnus) et de l’État. Ils ont voulu établir la puissance de l’État contre les religions, c’est-à-dire pour eux l’Église catholique, et limiter l’activité religieuse à l’activité cultuelle et au domaine de la conscience. L’influence revendiquée par les religions dans la vie sociale et politique a été qualifiée de « cléricalisme ». Les républicains ont aussi promu la participation politique des citoyens, car la politique est pour eux le lieu de la véritable humanisation. En effet, c’est dans la vie politique que s’exprime la volonté du citoyen de participer à et de construire une res publica (une chose commune). Puisque le bien collectif transcende les appartenances individuelles, le citoyen doit s’émanciper de celles-ci pour accéder à une universalité réelle.


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La laïcité s’est ainsi liée à la démocratie libérale, qui considère qu’aucun critère transcendant ne peut s’imposer à la volonté populaire qui fait la loi. Selon la démocratie, la souveraineté appartient au peuple. Seul le peuple peut faire la loi, et aucun critère qui lui serait extérieur ne peut définir la loi ni limiter son pouvoir. La loi n’a d’autres normes que la volonté du peuple, au service de la liberté. Aussi les institutions religieuses, qui affirment porter la volonté divine et dire la vérité, sont-elles exclues de l’activité législatrice, car elles tendent à imposer des limites à la volonté du peuple.

La position catholique

Ces deux idées (souveraineté absolue du peuple et accomplissement dans et par le politique) entrent en conflit avec l’idée catholique selon laquelle Dieu est le souverain ultime et que l’accomplissement de l’homme ne se fait vraiment qu’en lui. Pour l’Église catholique, le but ultime de l’être humain n’est pas de s’accomplir dans le politique, mais de se réaliser dans la rencontre personnelle avec Dieu. La conscience de l’homme est ainsi normée par la vérité qui est Dieu. La foi ne peut considérer que la vérité est évolutive, même si la quête de la vérité peut être c

omplexe et longue.



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L’Église catholique accepte la neutralité de l’État, l’égalité des citoyens et la liberté de la conscience (c’est-à-dire la liberté intérieure et extérieure nécessaire à la conscience pour rechercher la vérité qui est Dieu révélé dans le Christ). Mais l’Église affirme très fortement deux points : premièrement, l’État ne peut pas ignorer la loi naturelle et la souveraineté du peuple ne peut pas faire de lois allant contre la loi naturelle ; si elle le fait, elle a tort et rien ne peut justifier qu’on obéisse à cette loi (ainsi lorsque la loi autorise l’expérimentation sur les embryons, l’avortement ou l’euthanasie…) ; deuxièmement, l’État ne doit pas intervenir pas dans les affaires internes des religions, alors que, pour la démocratie libérale, les religions ne peuvent imposer leurs règles propres à l’État, même lorsqu’elles affirment porter une loi naturelle que tout homme peut connaître même sans être religieux. Si l’Église affirme que l’État ne peut ignorer la loi naturelle, elle a abandonné avec Vatican II (1962-1965) l’idée qu’elle a longtemps défendue selon laquelle l’État devait intervenir positivement pour défendre la vérité religieuse et réprimer l’erreur.

Accommodement dans le désaccord

Le titre V la loi de 1905, sur la police du culte, montre que la laïcité de l’État n’est pas celle de l’Église. L’État a établi la publicité du culte (n’importe qui peut assister à une cérémonie cultuelle, l’entrée est libre). En plaçant le culte dans le domaine des activités publiques, il lui attribue une importance sociale, garantit la liberté de conscience (les citoyens peuvent se réunir publiquement au nom de leur croyance) et justifie une forme de surveillance au nom de l’ordre public. En effet, un ministre du culte qui appellerait en chaire à résister directement à une loi de l’État ou dénoncerait un fonctionnaire agissant en tant que tel est passible de poursuites, car il est considéré qu’il porterait atteinte à la souveraineté de l’État. Il y a donc de fait une intervention de l’État dans un aspect des activités cultuelles.

Dans les faits, les représentants de la République et les autorités catholiques s’abstiennent d’insister sur les divergences, tout en sachant qu’elles existent.

Dans les faits, les représentants de la République et les autorités catholiques s’abstiennent d’insister sur les divergences, tout en sachant qu’elles existent. L’État continue à affirmer sans cesse que la laïcité est l’indépendance totale de l’État envers les cultes. Cependant, il reconnaît que les cultes contribuent utilement à la fraternité en tant qu’activités sociales. L’Église catholique réaffirme de son côté que l’activité politique ne peut ignorer la loi naturelle. De plus, elle juge que le culte n’est pas le tout de la religion, que celle-ci n’est pas une activité comme une autre, et qu’elle devrait bénéficier d’un statut à part, reconnu par l’État. Cet accommodement dans le désaccord est la manière trouvée depuis 1905 pour vivre ensemble. Un accord pragmatique permet à l’État et à l’Église catholique de vivre ensemble tout en continuant à tenir leurs positions. L’Église déploie son activité dans la société tout en rappelant qu’elle n’est pas d’accord avec tout ce qui s’y passe. L’État affirme sa souveraineté tout en prenant en compte le rôle des religions.

La laïcité agressive des libre-penseurs

À côté de la laïcité libérale, qui s’est imposée en 1905, existe une conception de la laïcité qui est portée par les libres penseurs et met en avant non la liberté de conscience, mais la liberté de pensée. Cette liberté de pensée revendique un rapport totalement critique à toute vérité non démontrable. Seule une vérité positivement établie, c’est-à-dire expérimentalement et de manière démonstrative, peut être acceptée. La vérité est l’objet d’une recherche totalement libre, l’individu ne pouvant tenir pour vrai que ce qu’il accepte et découvre pour vrai, et non ce qu’une institution ou une tradition lui dit être vrai. Cette vision positiviste tient donc pour nulle et non avenue toute croyance, spécialement religieuse.

La laïcité des libre-penseurs veut réduire la place des religions dans la société. Elle entre aussi en conflit avec la laïcité libérale pour laquelle la croyance relève de la liberté de conscience. C’est d’ailleurs par le biais de la liberté de conscience qu’un accord tacite a pu se faire avec le catholicisme. En effet, le catholicisme défend la liberté de la conscience : nul ne peut être contraint à croire, cela relève de l’intime de sa relation avec Dieu. Cependant, le catholicisme, à la différence du libéralisme, tient qu’il existe une vérité, qui peut être connue, que l’on doit chercher et à laquelle il faut adhérer. La vérité est normée, ce qui n’est pas le cas dans le libéralisme. Cette conception de la laïcité, en partie perdante en 1905, a régulièrement milité pour une application antireligieuse des lois de laïcité : dans les années 1925, dans les années 1950, dans les années 1990. L’école a en particulier focalisé les débats et polémiques. Le renouveau de l’affirmation des identités religieuses dans l’espace commun, l’apparition de débats sur la place de l’islam ou sur les sectes, ont conduit à un renouveau de l’audience de laïcité antireligieuse des libre-penseurs depuis le milieu des années 1980, au nom de la souveraineté de l’État, des valeurs de la République, de l’émancipation des hommes et des femmes.

Sécularisation et identitarisme religieux

La laïcité peut aussi être identifiée à la laïcisation de la société, que les sociologues et historiens appellent la sécularisation : le recul de l’emprise des institutions religieuses sur les sociétés. Ce phénomène s’est accéléré depuis les années 1960. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, à des rythmes variables, selon des modalités propres à chaque pays et de manière non linéaire, les sociétés occidentales ont vu reculer la capacité des institutions religieuses à organiser la vie collective des sociétés et la vie des individus. L’action volontariste des États au XIXe siècle a en particulier conduit à la laïcisation des législations. Depuis les années 1960, la capacité des religions d’encadrer la vie sociale et individuelle s’est nettement affaissée, les religions perdant leur capacité à produire un sens collectivement partagé.

Alors que la sécularisation a conduit les sociologues, les historiens et une partie des responsables publics et intellectuels à croire que les religions pourraient disparaître, les appartenances religieuses se sont maintenues

Ceci ne signifie pas la fin des appartenances religieuses, mais plutôt que leurs manifestations sont désormais plus visibles. Alors que la sécularisation a conduit les sociologues, les historiens et une partie des responsables publics et intellectuels à croire que les religions pourraient disparaître, les appartenances religieuses se sont maintenues. Mais ceux qui adhèrent aux religions et en font un choix individuel vivent désormais dans un environnement qui ignore très majoritairement leur choix. Cela les conduit à vouloir manifester plus clairement leur engagement, afin de défendre leur identité ou que celle-ci soit mieux reconnue.

De la neutralité de l’État à la neutralité de la société

Cette manifestation plus nette des appartenances religieuses et le contexte géopolitique actuel (djihadisme) conduisent à une affirmation plus insistante de la laïcité des libre-penseurs. Depuis la fin des années 1980, la France découvre l’enracinement religieux d’une population musulmane d’origine immigrée mais largement de nationalité française, elle aussi travaillée par la volonté d’une affirmation plus nette de son identité, qui se manifeste notamment par le port du « voile » chez les femmes.


JOHN PAUL II PLOERMEL
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Cela conduit aussi à tenter de changer le sens de la laïcité juridique, afin de faire que la société soit neutre comme l’est l’État. Une partie des responsables politiques et des acteurs de la société veulent alors, pour des motivations différentes, surveiller plus nettement les activités religieuses ou les écoles d’inspiration religieuse. De même s’est développée l’idée d’imposer à tous une discrétion dans l’expression des appartenances religieuses dans la vie quotidienne, professionnelle… La laïcité est ainsi désormais parfois interprétée comme la neutralité de la société en matière religieuse (ne pas montrer son affiliation à une religion par des vêtements, des bijoux, des comportements, des paroles…). Pourtant, les lois de laïcité n’organisent que la laïcité de l’État et non celle des citoyens, et une jurisprudence abondante en matière religieuse répond à nombre des questions soulevées dans les débats récents (par exemple les conditions auxquelles il est possible de limiter l’expression religieuse dans le monde professionnel).

La lettre et l’esprit

Cette neutralisation de la société réduirait alors la liberté de conscience, qui consiste aussi à manifester visiblement ses convictions. Imposer cette neutralisation serait donc une véritable évolution par rapport à l’édifice juridique de la laïcité. Pour l’instant, les seules restrictions imposées à l’expression de la conscience se fondent sur la minorité (la liberté de conscience des mineurs doit être plus spécialement protégée) et l’ordre public : interdiction de l’expression ostensible de signes d’appartenance religieuse dans les établissements publics d’enseignement secondaire (2004), interdiction du voilement du visage dans l’espace public (2010). Amplifier ces restrictions pourrait conduire la France à s’éloigner de la lettre et de l’esprit des déclarations des droits auxquelles elle a souscrites (Déclaration universelle des droits de l’homme, Convention européenne des droits de l’homme), et à risquer des condamnations par les institutions les faisant respecter (Comité des droits de l’homme de l’ONU, Cour européenne des droits de l’homme), même si est laissée aux États signataires une certaine latitude d’appréciation de leur propre situation.


JEAN-MICHEL BLANQUER
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