Identifier la foi chrétienne à une simple pratique altruiste est une vieille tentation qui consiste à préférer l’amour des hommes à l’amour de Dieu. Une nouvelle théologie qui n’est pas sans conséquences.
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On connaît la réponse du Christ lorsqu’on lui pose la question du plus grand commandement de la loi : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes » (Mt 22, 37-40). Toute la force, toute la vérité profonde de cette affirmation réside, bien entendu, dans l’affirmation du caractère « semblable » des deux commandements, au point que la foi chrétienne tout entière, au fond, se ramène à une foi en cette identité des deux commandements.
Amour de Dieu ou amour des hommes ?
Or l’affirmation de cette identité ne va pas de soi. On pourrait même dire qu’elle va contre la logique, au moins formelle : comment prétendre que deux commandements qui pointent dans deux directions différentes disent « la même chose » ou, à tout le moins, énoncent la même obligation pour la conscience morale ? C’est sans doute cette difficulté à penser comme effectivement identique ce qui est apparemment différent qui explique pourquoi, tout au long de l’histoire du christianisme, nombreux sont ceux qui ont privilégié l’un des deux commandements, au point de paraître relativiser, et même oublier, l’autre commandement. Parfois, le commandement d’honorer Dieu, à travers notamment, pour les catholiques, la pratique obsessionnelle des sacrements et, plus largement, ce que l’on appelait « la vie dévote » a pu conduire à négliger le commandement d’aimer ce prochain ou à considérer celui-ci comme une simple incidence de l’amour de Dieu, un effet second, en quelque sorte, de notre amour. Il semble que, à notre époque, la tendance soit plutôt inverse. Une certaine théologie qui va bien au-delà de ceux que l’on qualifie, à tort ou à raison, de « progressistes », tend en effet à considérer que le christianisme se ramène au seul commandement de l’amour du prochain, l’amour de Dieu se voyant à son tour ramené à une simple fonction de conséquence induite, d’ordre presque secondaire.
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La primauté de l’action sur la foi
Pour cette théologie, seule compte la pratique. Non pas la pratique sacramentelle mais la pratique concrète de la charité, de sorte que le christianisme se ramène à un agir avant d’être une foi, c’est-à-dire un rapport à une transcendance. On n’est pas chrétien parce que l’on affirme que Jésus est seigneur ; on est chrétien parce que l’on exprime, en acte, une certaine manière d’être au monde qui consiste, pour simplifier, à se soucier de l’autre. Il s’ensuit de cette affirmation initiale un certain nombre de conséquences logiques. En premier lieu, la vie sacramentelle est relativisée. Elle n’a pas en tant que telle de vertu salvatrice. Elle ne vaut que si l’on trouve en elle un encouragement à la pratique charitable qui fait, seule, le chrétien. Or la perception de cet encouragement est purement subjective : certains trouvent dans la vie sacramentelle un tel encouragement ; d’autres non. Ces derniers peuvent, dès lors, et même doivent s’écarter de la vie sacramentelle puisque, de leur point de vue, celle-ci ne leur apporte rien. S’ils trouvent ailleurs un encouragement à bien agir, qu’ils pratiquent assidûment cet ailleurs, ils n’en seront que meilleurs chrétiens.
La seconde conséquence de cette identification entre foi chrétienne et pratique altruiste conduit à estimer que n’importe quelle pratique « juste », c’est-à-dire altruiste, est chrétienne, quand bien même elle ne le sait pas, quand bien même elle est formellement hostile à la foi chrétienne.
Dans une telle optique, le sacrement, y compris l’eucharistie, ne vaut plus en soi. Il n’est là, au mieux que comme matérialisation symbolique d’une pratique charitable commune. Du coup, la paroisse est décentrée. Elle ne tourne plus nécessairement autour de l’église, entendue comme le lieu où le sacrement est reçu. Elle devient une ambiance immatérielle, un éther spirituel où l’on doit ressentir les doux effluves de la bienveillance généralisée. Or, cet éther spirituel, on peut le respirer partout : quelquefois au sein de sa paroisse institutionnelle, certes, mais, plus souvent ailleurs, dans sa famille, dans son petit groupe d’amis et d’âmes délicates, voire dans le secret de son cœur. En bonne logique, la primauté de l’agir conduit à faire paroisse de tout parce que, au fond, tout peut donner lieu à « église » au sens que l’on donnait autrefois à ce terme. On n’est plus très loin ici de la religion du vicaire savoyard de Rousseau et de la religion naturelle et, de fait, ce n’est sans doute pas un hasard si un courant de cette théologie fait de la terre entière la seule véritable paroisse commune.
La foi au Christ devient secondaire, voire gênante
La seconde conséquence de cette identification entre foi chrétienne et pratique altruiste conduit à estimer que n’importe quelle pratique « juste », c’est-à-dire altruiste, est chrétienne, quand bien même elle ne le sait pas, quand bien même elle est formellement hostile à la foi chrétienne. Dans cette logique, où le christianisme se réduit à une attention à l’autre, toute attention à l’autre est chrétienne. Le souci de l’autre étant le christianisme, il n’y a plus lieu d’aller au-delà du souci de l’autre et, en particulier, l’affirmation explicite de la foi au Christ devient secondaire. Elle introduit même une complication malvenue car cette affirmation gêne la réunion des hommes et des femmes de bonne volonté qui, appartenant à des « cultures », comme l’on dit, diverses, ont vocation à se retrouver autour de l’attention à l’autre.
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Car l’objectif final de cette théologie est, au fond, d’unir les gens « bien », les gens à noble pensée, décents, moralement propres sur eux. L’attention à l’autre constituant l’essence du christianisme, l’église authentique devient, par une pente nécessaire, la fédération des amis de l’humanité, ou de l’humanité telle que se la représente les amis auto proclamés de celle-ci : un lieu inclusif, où chacun est accepté à condition d’accepter tout le monde et où, au fond, il ne manque qu’un invité au banquet : la vérité, c’est-à-dire, pour les chrétiens, la foi en un Dieu qui n’est pas n’importe quel dieu mais Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, tel que les Écritures et la tradition nous l’enseignent.
Sans Dieu, l’amour du prochain méprise le pécheur
Car il y a un coût à l’effacement du premier commandement : la constitution de la ligue mondiale de la vertu, à laquelle œuvrent ces théologiens aboutit fatalement comme toutes les ligues de vertu de tous les temps au pharisaïsme moral de ceux qui s’enorgueillissent d’être vertueux et de ne fréquenter que des individus vertueux, irréprochables. Le christianisme sans le premier commandement devient raisonnable. Il oublie la folie de la croix et la folie de cet amour qui va bien au-delà de l’attention bienveillante pour aller non pas vers l’autre, cette réactivation contemporaine de la figure du bon pauvre, mais vers le pécheur, celui qui est le plus destitué, le plus abandonné des hommes, celui que tous les honnêtes gens réprouvent. La charité sans l’amour de Dieu cesse en effet très vite d’être charitable : elle n’est plus qu’une vague philanthropie mondaine et, disons-le, une machine à produire de la bonne conscience. C’est seulement lorsqu’elle est éclairée par la figure du Christ qu’elle se dépasse elle-même pour devenir amour du Christ à travers le prochain, amour du prochain à travers l’amour du Christ — le véritable amour, déraisonnable et sublime.
Le Raisin et les Ronces, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, octobre 2020, 250 pages, 22 euros.