« Voir le monde avec émerveillement, savoir habiter aussi les mots : les deux pôles de la poésie sont en germe dans les fabulettes, ces fables minuscules qui font d’Anne Sylvestre une disciple de La Fontaine. »
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Anne Sylvestre, morte le 30 novembre, n’aimait pas être réduite à ses fabulettes et elle a été largement entendue. La presse a salué son engagement féministe — « La seule étiquette que je ne décolle pas » — , sa défense du « mariage pour tous » et son drame longtemps gardé secret : être la fille du bras droit de Jacques Doriot, le collaborateur Albert Beugras, « père aimant » qui fit dix ans de prison à la Libération. En faisant mémoire de la femme et de ses engagements, on court le risque d’oublier qu’une œuvre artistique dépasse toujours le drame personnel de son auteur ou sa militance immédiate. Anne Sylvestre le percevait elle-même, préférant la « chanson dégagée » à la chanson engagée. Bien sûr, son œuvre pour adultes a été évoquée. En revanche, à l’égard de ses refrains pour enfants, la condescendance n’était pas toujours voilée : « 24 albums originaux, plus de 3.000 spectacles, le tout étouffé par Chanson pour sauter à la corde… », notait un article du Monde, dont les points de suspension appelaient la complicité dans l’air entendu.
Retarder la crétinisation
Minimiser l’œuvre pour enfants serait pourtant une autre réduction, une sorte de trahison par excès de fidélité. Or les fabulettes ont merveilleusement tenu les promesses de leur intention initiale de 1961 : « Je voulais retarder la crétinisation. » Tel peut bien être l’effet de ces dix-huit albums, soutien éducatif à offrir sans modération.
Un des refrains dit mieux que les autres l’ambition de ces petites chansons, délicatement masquée par une légèreté désinvolte qui, en France, nous vient tout droit de La Fontaine : « Tant de choses, tant de choses,/ Que l’on ne sait pas./ Tant de choses qui supposent, /Qu’on aille les voir en bas. » Au détour d’une chanson est ainsi discrètement révélé un projet encyclopédique en miniature. Parce qu’il s’agit dans ce refrain du monde sous-marin, Anne Sylvestre ajoute : « Mets un masque et tu démasques ce qui t’émerveillera », mais la leçon peut être étendue à l’univers entier.
Une ouverture à la curiosité
Les fabulettes sont un livre d’images en chanson, qui fait entendre et voir le monde dans un même mouvement. Une ouverture à la curiosité émerveillée. Pas très loin du « poulpe qui manœuvre et qui cherche à s’enrouler » ou du « crabe qui s’esquive et qui marche de côté », les fabulettes disent bonjour aux « tourterelles » et au « phoque à moustaches ». On y découvre que les chaussures ont des œillets, qu’une paire de skis géants s’appellent un catamaran (à ne pas confondre avec son cousin le trimaran). On y apprend qu’il y avait autrefois des moulins à vent et à eau et qu’il est bon de garder leur histoire.
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Même quand Anne Sylvestre semble tomber dans la facilité du « pipi-caca » régressif, c’est pour révéler aux enfants l’existence de la pipistrelle et du cacatoès. On nous autorisera à trouver cela plus éducatif que le « camion qui fait prout prout prout » d’Henri Dès. Anne Sylvestre fait ainsi coup double : elle élargit l’univers des enfants par la découverte d’espèces rares et les ouvre à la musicalité du langage, cet autre univers infini. À la richesse sonore du lexique varié s’ajoute le plaisir de quelques mots nouveaux, formés par accouplement, lorsque « le rideau voltigigote », les « enfants somnanbidulent » et « le soleil rayonnicoule ».
La morale de la fabulette
Voir le monde avec émerveillement, savoir habiter aussi les mots : les deux pôles de la poésie, parfois mis en rivalité, parfois harmonieusement unis, sont en germes dans les fabulettes, ces fables minuscules qui font d’Anne Sylvestre une disciple de La Fontaine. Parallèle excessif, sans doute, s’il s’agit de la portée et de la profondeur de l’œuvre, mais rapprochement fondé par le projet commun : refuser la lourdeur didactique, offrir aux enfants une entrée dans un monde qui leur est encore inconnu, instruire et plaire, en somme. La Fontaine l’indiquait dans la préface des Fables : les enfants sont « nouveaux venus dans le monde », « on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu’on peut […]. Il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion, un renard, ainsi du reste ». Quant à la morale de la fabulette, chanter avec son enfant « Tu ne jettes pas ta poubelle dans l’eau de ton bain » a sûrement plus d’effet sur la protection des mers que douze discours électoraux écologistes. Les fabulettes ont donc d’autres vertus que de faire sauter à la corde.
Anne Sylvestre, qui a aidé bien des enfants à entrer dans le monde et dans les mots, sut aussi, dans ses autres chansons, venir en aide aux adultes.
Anne Sylvestre ne voulut jamais les chanter sur scène, craignant jusqu’au bout qu’elles n’éclipsent ses autres chansons. On peut voir à ce refus une autre raison. La place de ces airs enfantins n’est pas dans une salle de spectacle, mais dans tous les lieux quotidiens : dans la chambre où on commence sa journée en murmurant « Mon œil droit ouvre-toi, le gauche ne te ferme pas », dans la salle de bain où on comprend que « l’oreille est un coquillage où on doit faire le ménage », dans la cuisine où « mon œuf est tout neuf », dans la voiture quand on double « une auto blanche qui s’habille en dimanche », et à nouveau dans la chambre où on chantonne en bâillant « encore un tout petit peu, je n’ai pas fini mon jeu. »
Aux adultes aussi
Que les personnes sérieuses se rassurent. Anne Sylvestre, qui a aidé bien des enfants à entrer dans le monde et dans les mots, sut aussi, dans ses autres chansons, venir en aide aux adultes. Elle les a par exemple aidés à vieillir. Que vous êtes beaux est un baume sur le cœur de toutes les victimes déprimées de la dictature de la jeunesse obligatoire. « Que vous êtes beaux/ Quand vous vous sentez pris au piège/ Et que votre front haut/ N’a bientôt rien qui le protège./ Qui a dit qu’il faut/ Conserver tous ses privilèges ? » Ce n’est plus aux enfants qu’il faut la chanter, mais aux hommes qui surveillent d’un œil inquiet l’avancée de leur calvitie et craignent de perdre la face en même temps que leurs cheveux. Cela les aidera eux aussi à s’endormir.
La prescience d’un après
Mais la poésie d’Anne Sylvestre suggère autre chose. À l’heure où il n’est plus de saison, dit-on, de chanter des refrains enfantins, ce sont les leçons de l’enfance qui, probablement, survivent en l’homme. Celui qui a appris par les fabulettes la richesse des mots s’interrogera alors sur le sens du pseudonyme « sylvestre ». Il comprendra que ce nom de famille d’emprunt suggère de chercher le testament de la chanteuse dans le secret des forêts. Car, comme dans Le Seigneur des anneaux, il y a une sagesse des arbres : « À force de mélancolie/ On peut apprendre le désert/ Ne pas regretter ses folies/ Et cultiver ses arbres verts/ Ses arbres verts. » Simple couplet de plus dans un concert pour la sauvegarde de la planète ? Non. Plus même que la mer sauvée par un bonhomme bleu, la ligne d’horizon qu’Anne Sylvestre laisse à ceux qu’elle appela « les rescapés des fabulettes » est une forêt qui fait pressentir une présence et un au-delà :
« Un bonheur incompréhensible
Comme un souvenir impossible
D’une autre vie comme un regret
Ou la prescience d’un après
Où ça sentirait la résineLa planche qu’on a rabotée
La fougère et le noisetier
Moi qui suis pourtant citadine
Et même si j’ai tout mon temps
Je sais qu’une forêt m’attend. »
« La prescience d’un après » : cette intuition-là est bien souvent le dernier mot des poètes, fussent-ils athées. Comme si, après nous avoir ouvert l’œil droit, ils voulaient nous aider à fermer l’œil gauche dans un abandon confiant. Voilà un don précieux fait aux enfants comme aux vieillards. C’est pourquoi écrire des fables ou même de simples fabulettes est le contraire d’affabuler. Cette leçon vaut bien un hommage, sans doute.
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