Non sans contradictions, le chef de l’État français cherche à faire de la lutte contre le relativisme le grand moteur de sa politique étrangère. Dans un long entretien accordé à la revue en ligne Le Grand Continent, Emmanuel Macron a développé sa vision des relations internationales et de la géopolitique. Dans le style particulier qui est le sien, où l’accumulation de mots-concepts sert souvent de réflexion, le président français réactualise la théorie « idéaliste » des relations internationales.
L’opposition entre les écoles « idéalistes » (Juppé, Clinton, Attali) et « réalistes » (Aron, Kissinger, Védrine) en géopolitique se structure sur les questions de nation, de culture et de peuples, les idéalistes considérant que ces réalités doivent être dépassées par le multilatéralisme et fondues dans l’universalisme, quand les réalistes considèrent que la nation et les différences culturelles organisent les relations internationales. Toute l’intervention d’Emmanuel Macron démontre qu’il se situe dans l’optique idéaliste.
Fondre les nations dans l’Union européenne
Il poursuit ainsi une confusion habituelle entre Europe et Union européenne, la dernière ayant tendance à prendre la place de la première : « Parce que je pense que l’Europe ne dissout pas la voix de la France : la France a sa conception, son histoire, sa vision des affaires internationales, mais elle construit une action beaucoup plus utile et forte si elle le fait par le truchement de l’Europe. » L’Europe est un continent, une unité historique, géographique et culturelle distincte de l’Union européenne, organisation internationale qui regroupe des pays d’Europe. Ni la Suisse ni la Norvège ne font partie de l’UE, ce qui ne les empêche pas d’être européens.
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La confusion est grave, car en fondant les deux concepts, on sous-entend que l’Union européenne est la finalité nécessaire de tous les pays d’Europe et que cette structure politique doit coiffer l’ensemble des États. Ainsi quand il se réjouit que les pays membres de la zone euro aient contracté une dette commune pour financer la crise économique consécutive aux confinements : « Pour la première fois, nous décidons de nous endetter ensemble, pour dépenser ensemble de manière hétérogène dans les régions et les secteurs qui en auront le plus besoin. C’est-à-dire, d’avoir une Union de transferts, reposant sur une signature commune, et un endettement commun. »
Si la dette est mise en commun, cela signifie qu’il n’y a qu’un seul budget européen et donc qu’un État européen, les États-nations disparaissant.
Si la dette est mise en commun, cela signifie qu’il n’y a qu’un seul budget européen et donc qu’un État européen, les États-nations disparaissant. La vision optimiste du locataire de l’Élysée se heurte aux réalités des autres pays. Il est peu probable que les Allemands et les Hollandais acceptent de mutualiser leur dette avec les pays du sud, c’est-à-dire in fine de la régler. Tout comme il est peu probable que les pays d’Europe de l’Est qui ont lutté contre l’URSS pour obtenir leur indépendance nationale acceptent aujourd’hui de la perdre en la donnant à l’UE.
Un « relativisme contemporain »
Le président se désole de l’existence d’un relativisme contemporain : « Des éléments comme la dignité de la personne humaine, qui étaient des intangibles, et dans lesquels au fond s’inscrivaient tous les peuples des Nations unies, tous les pays représentés, sont maintenant mis en cause, relativisés. Il y a un relativisme contemporain qui vient, qui est vraiment une rupture, et qui est le jeu de puissances qui ne sont pas à l’aise avec le cadre des droits de l’homme des Nations unies. Il y a très clairement un jeu chinois, un jeu russe sur ce sujet, qui promeut un relativisme des valeurs et des principes, et un jeu aussi qui essaie de reculturaliser, de remettre dans un dialogue de civilisations, ou dans un conflit de civilisation, ces valeurs, en les opposant à l’aune du religieux par exemple. Tout cela est un instrument qui fragmente l’universalité de ces valeurs. Si on accepte de remettre en cause ces valeurs, qui sont celles des droits de l’homme et du citoyen, et donc d’un universalisme qui repose sur la dignité de la personne humaine et de l’individu libre et raisonnable, alors c’est très grave. »
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Il y aurait beaucoup à dire de cette remarque qui cumule là aussi plusieurs confusions. On ne peut pas dire que les valeurs des « droits de l’homme » étaient autrefois respectées par les pays membres de l’ONU et qu’elles ne le sont plus aujourd’hui. Que l’on sache, ni l’URSS ni la Chine maoïste en leur temps ne respectaient la dignité de la personne humaine. Il en va de même de nombreux dictateurs africains passés ou actuels dont les pays sont aujourd’hui membres de l’ONU. Aucune rupture donc ici, mais le constat que les valeurs occidentales ne sont pas partagées par l’ensemble des pays du monde. Emmanuel Macron semble en vouloir uniquement à la Russie et à la Chine qui feraient la promotion « d’un relativisme des valeurs et des principes ». Les dirigeants chinois et russes pourraient nous faire le même reproche et nous trouver bien orgueilleux. L’année 2021 marquera le vingtième anniversaire de l’intervention occidentale en Afghanistan et le dixième anniversaire de l’intervention en Libye. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réussite militaire et politique n’est pas au rendez-vous. Pékin et Moscou pourraient, de façon assez pertinente, reprocher à la France son intervention de 2011 qui a créé le chaos libyen et, par ricochet, la déstabilisation de la zone sahélienne.
L’« état de fait » ou les « valeurs » ?
Emmanuel Macron fait mine de croire que « la dignité de la personne humaine » est le fruit des Lumières, oubliant que c’est le christianisme qui a porté cela, seule foi personnaliste à reconnaitre la particularité de la personne humaine. Refusant de reconnaître la spécificité du christianisme qui a pourtant bâti le pays où il est né, il tombe dans un relativisme qu’il dénonce pourtant, celui d’amalgamer « les religions », sans voir les différences qu’il y a entre elles et notamment la spécificité du christianisme sur les autres, et en particulier sur l’islam.
Ce discours des « valeurs », des « Lumières », s’apparente davantage à une incantation creuse qu’à une compréhension et une prise réelle sur les événements. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même plus loin en constatant « un effet de fait » qui dirige les relations internationales : « L’état de fait est devenu la nouvelle doctrine pour beaucoup de pays : la Russie avec l’Ukraine ; la Turquie avec la Méditerranée orientale ou avec l’Azerbaïdjan. Ce sont des stratégies d’état de fait, qui signifient qu’ils n’ont plus peur d’une règle internationale. Donc il faut trouver des mécanismes de contournement pour les encercler. »
Cela n’a rien de nouveau et n’est nullement une rupture de l’ordre des nations, c’est l’état même de l’humanité qui oscille sans cesse entre la force et le droit
Cela n’a rien de nouveau et n’est nullement une rupture de l’ordre des nations, c’est l’état même de l’humanité qui oscille sans cesse entre la force et le droit, comme l’a si bien exprimé Thucydide dans son dialogue entre les Méliens et les Athéniens. L’état de fait, c’est aussi l’intervention en Irak en 2003, avec l’opposition de l’ONU, ou bien le renversement de Kadhafi, à l’encontre de ce qui était prévu par la résolution onusienne.
Ce que constate Emmanuel Macron, c’est que l’Occident ne peut plus imposer ses états de fait aux autres pays et qu’il ne peut plus réagir à ceux des autres. Plutôt que de chercher à encercler la Russie et la Turquie, on se demande d’ailleurs bien comment compte-tenu de la géographie des deux pays, il devrait plutôt expliquer pourquoi la France, pourtant co-présidente du groupe de Minsk, n’est pas intervenue dans le conflit dans le Haut-Karabakh et a laissé les Russes conduire seuls le cessez-le-feu. Cela ressemble surtout à une pirouette pour camoufler un revers diplomatique cuisant où la France a été évincée d’une zone géographique où elle était pourtant légitimée à intervenir. Comme toujours, les idéalistes tissent des rêves qui sont bien loin des réalités, se condamnant à ne pas comprendre et à passer à côté.
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