Parmi les sujets sensibles évoqués par l’encyclique Fratelli tutti, celui de la légitimité de la guerre. Au risque d’être incompris, le pape François s’en tient à la logique prophétique de l’absolu moral, plutôt qu’aux exigences relatives et temporelles du bien commun.
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Peut-être cesserons-nous un jour de nous demander si le christianisme est de droite ou de gauche. Peut-être comprendrons-nous que la question est à la fois un anachronisme et une trahison du Christ. Anachronisme, de soumettre l’Évangile à une grille de lecture approximative, née il y a à peine plus de deux cents ans, ce qui ne pèse pas lourd face à deux millénaires. Trahison, d’inverser la hiérarchie de l’Absolu et du relatif, au point de croire que le Christ serait compatible avec une logique de partis, ces grandes machines à noyer les consciences et l’amour de la Vérité dans des stratégies électorales.
De droite ou de gauche ? Une mauvaise question
Peut-être comprendrons-nous un jour que la question serait plutôt de savoir ce qui reste d’évangélique à droite et à gauche. Cela ne revient pas à nier la légitimité de l’engagement politique : l’Incarnation, qui fait entrer l’Absolu dans le relatif et l’Éternel dans l’Histoire, nous pousse à ne pas déserter les luttes politiques. Cela oblige, en revanche, à remettre les choses à l’endroit et à comprendre que le critère ultime de Dieu ne sera jamais la carte du parti auquel un homme a adhéré, mais la Vérité de son combat et la Charité qu’il y a mis.
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Le christianisme est-il de droite ou de gauche ? Une mauvaise question donne rarement lieu à de bonnes réponses. La publication de la lettre encyclique Fratelli tutti l’a confirmé une fois de plus, notamment par tous les discours qui en ont fait, avec enthousiasme ou rage, un texte « gauchiste ». L’accusation de gauchisme — ou l’éloge pour la même cause — a été largement liée au discours sur les migrants. Toutefois, parmi les passages apparemment révolutionnaires de Fratelli tutti, celui qui concerne la guerre juste pourrait bien valoir au Pape la même étiquette infâmante ou flatteuse : « Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile de défendre aujourd’hui les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre » (n. 258).
La logique atomique est-elle idolâtre ?
On peut bien sûr s’étonner qu’un souverain pontife semble vouloir tourner la page de saint Augustin, voire qu’il semble reprendre les arguments des campagnes pour le désarmement des gauchistes des années soixante-dix. Edward Bond, un de ces gauchistes, n’est connu en France que par les théâtreux d’avant-garde, mais son œuvre va bien au-delà de l’activisme irraisonné, car il est un des plus grands auteurs de théâtre anglais vivant. En 1971, dans un festival de la Campagne pour le désarmement nucléaire, Bond a écrit une courte pièce intitulée Passion : une mère qui cherche son fils dans le désert y croise le Christ qui lui explique qu’il refuse d’être crucifié. Pas de passion, dit Jésus, pour des hommes sans compassion. On peut discuter la théologie de la remarque, mais il est réjouissant qu’un auteur sans compromis, quel que soit son bord, se heurte inévitablement à la radicalité suprême de l’Amour du Christ. Bond a aussi écrit trois Pièces de guerre qui s’interrogent sur la façon dont la logique atomique modifie l’humanité. Dans un de ses commentaires, il note :
« Il nous est impossible de survivre longtemps avec une technologie de la terreur. […] L’image humaine est blessée par le fusil qu’elle a en main avant même qu’il ait servi. […] Il paraît que, depuis la Deuxième Guerre mondiale, les armes nucléaires ont maintenu la paix dans le monde. Elles ont en fait augmenté la peur que les puissances nucléaires ont les unes des autres, ce qui a provoqué des guerres en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique. […] Lorsque les Grecs se soumettaient à leurs dieux, ils y acquéraient leur humanité. Lorsque nous nous soumettons à la protection des armes nucléaires, nous y perdons la nôtre. »
Hors de toute considération religieuse, Bond pressent ici que l’arme nucléaire peut devenir une divinité de substitution, une idole qui exige son tribut. Dans la formule « l’homme à cheval », remarquait déjà Bernanos, le cheval est une conquête de l’homme ; dans la formule « l’homme à la mitraillette », c’est au contraire l’homme qui est une conquête de la mitraillette.
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La limite de l’équilibre de la peur
Il n’est pas sûr que le Pape dise autre chose, quand il reprend son discours de 2017 devant l’ONU : « Nous devons également nous demander dans quelle mesure un équilibre fondé sur la peur est durable, quand il tend de fait à accroître la peur et à porter atteinte aux relations de confiance entre les peuples. La paix et la stabilité internationale ne peuvent être fondées sur un faux sentiment de sécurité, sur la menace d’une destruction réciproque ou d’un anéantissement total, ou sur le seul maintien d’un équilibre des pouvoirs » (n. 262). Cela fait-il de François un gauchiste ? Non, mais un homme qui arrive à des conclusions proches de celles d’Edward Bond par des chemins différents. L’Évangile n’est sûrement pas gauchiste ; il y a en revanche des traces évangéliques chez les gauchistes comme ailleurs.
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Ces remarques faites, il faut ajouter qu’écouter le Pape comme un (saint) père n’a jamais signifié qu’il faudrait recevoir toute encyclique comme un cinquième évangile. Rien n’empêche de dire son étonnement ou son incompréhension sur un point ou l’autre. C’est même le propre d’un fils qui ne confond pas confiance filiale et soumission aveugle. C’est pourquoi nous signalerons deux points qui font obstacle à notre pleine adhésion.
Les critères traditionnels
Le premier est que les critères traditionnels de la guerre juste sont entièrement passés sous silence, réduit au passage déjà cité : « Il est très difficile aujourd’hui de défendre des critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste” ». Le risque est que le lecteur peu averti range ces critères dans la longue liste des erreurs — réelles ou supposées — de l’histoire de l’Église, tant l’évocation « d’autres temps » porte en elle aujourd’hui une condamnation implicite.
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Or, les critères traditionnels de la « guerre juste », même s’ils ont parfois été utilisés pour justifier des guerres injustes, restent précieux à connaître par leur mélange de simplicité et d’acuité. Rappelons-les brièvement : il faut qu’il s’agisse de légitime défense ; il faut que le dommage subi soit « durable, grave et certain » ; il faut que toutes les tentatives pour éviter la guerre, notamment par la diplomatie, ait échoué ; il faut que celui qui se défend puisse espérer l’emporter (nul n’est autorisé à envoyer des hommes au casse-pipe) ; il faut que la riposte soit proportionnée au dommage subi (je ne peux sortir une tronçonneuse contre quelqu’un qui m’a attaqué à la lime à ongles) ; il faut, enfin, que le remède ne soit pas pire que le mal.
C’est ce dernier point, sans doute, qui a poussé François, dans le prolongement de l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII en 1963, a déclaré la notion de guerre juste définitivement caduque. Toutefois, si l’usage de l’arme nucléaire semble en effet incompatible avec une riposte appropriée, il ne semble pour autant pas inutile de garder les critères formulés par saint Augustin en tête, quitte à les appliquer uniquement à l’échelle d’un conflit individuel non-guerrier.
Légitime défense
Le deuxième regret est de ne pas trouver, dans ces paragraphes sur la fin de la « guerre juste », la précision que donnait encore le Catéchisme de l’Église catholique, au moment même où il rappelait les « conditions rigoureuses de légitimité morale » de « la légitime défense par la force militaire » : « L’interdit du meurtre n’abroge pas le droit de mettre hors d’état de nuire un injuste agresseur » (CEC, 2321). Le pape François, dans ses paragraphes sur la peine de mort, préfère citer Lactance qui soutenait qu’ “il ne fallait faire aucune distinction : tuer quelqu’un sera toujours un crime » (n. 265). Devant les policiers qui ont mis hors d’état de nuire Mohammed Merah, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly ou encore l’homme qui a décapité Samuel Paty, on nous permettra de nous en tenir au CEC, au nom de l’autonomie du politique, rappelé par Fratelli tutti (n. 276). Car il y a des situations extrêmes où savoir que tous les hommes sont mes frères peut m’amener, hélas, à en tuer un pour protéger les autres. S’il nous semble inadapté de faire du Pape un affreux gauchiste, nous savons bien que François n’assimilera pas, de son côté, tous les défenseurs raisonnables de la légitime défense à d’affreux populistes.
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