Le style abrupt de l’enseignement du pape François peut parfois heurter les sensibilités, mais c’est la nature de l’Église de contenir plusieurs approches. Quels que soient ses accents particuliers, une encyclique ne peut pas se recevoir en rupture avec l’enseignement constant du Magistère.
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À lire et à entendre certaines réactions d’humeur, je constate que des catholiques sincères ont été troublés par la dernière encyclique du Pape sur la fraternité universelle. Pour aider à la recevoir en catholiques cohérents, je recommande la lecture attentive de l’article de Matthieu Detchessahar intitulé « La fraternité universelle n’est possible que si elle se construit autour d’une famille aimante et d’une nation unie ». En effet, cette manière de comprendre l’encyclique est, à mon avis, la seule possible, si on la lit non pas en rupture mais de manière homogène avec la doctrine sociale de l’Église et du Magistère antérieur.
Un catholique cohérent, ne pouvant pas soupçonner de rupture avec la Tradition, l’enseignement du successeur de Pierre qui exerce dans l’Église le magistère suprême n’a d’autre lecture possible qu’une interprétation de ce type. Laissons le reste de nos réactions sur le plan des mouvements d’humeur, ou de mauvaise humeur, que le style à l’emporte-pièce du pape François peut provoquer parfois chez des catholiques européens.
Une manière abrupte… comme le Christ !
Comme le montre le professeur Detchessahar, la doctrine qui est à la base de l’encyclique a été déjà enseignée au XXe siècle dans ses principes par la doctrine sociale du magistère pontifical antérieur, soit pour rappeler — contre le libéralisme — que la propriété privée n’est pas absolue mais est ordonnée à servir la destination universelle des biens créés par Dieu, soit pour condamner le principe de la suprématie absolue de la nation (maurrassisme) ou de la culture (tenants d’une Europe bastion). Ce qui peut choquer certains, c’est la manière de s’exprimer du Pape quand il rappelle ces exigences morales de toujours d’une manière si abrupte qu’elle peut sembler ignorer leur délicate mise en œuvre en prudence politique (cf. par exemple à propos du devoir d’accueil des migrants le n. 2241 du Catéchisme de l’Église catholique). Cela peut être ressenti comme un discours moralisateur, voire culpabilisateur, et provoquer en réaction des mouvements d’humeur.
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Lui-même a admis cette limite de son approche en reconnaissant, par exemple en rentrant de Suède, pays largement ouvert aux immigrés, de possibles effets pervers comme la ghettoïsation. Mais n’est-ce pas aussi de cette manière abrupte que s’exprime parfois le Christ dans l’Évangile, auquel nous nous sommes sans doute trop habitués ? « Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusque sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 26). « Eh bien moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau » (Mt 5, 39-40).
Tous enfants du même Père
Cette encyclique est une longue exhortation sur le plan moral et théologal. On peut se demander si elle n’aurait pas été mieux comprise en étant précédée, comme les parénèses des épîtres pauliniennes, d’une catéchèse doctrinale sur les fondements de la fraternité universelle des hommes dans leur commune prédestination à la grâce d’adoption filiale et leur commun appel au salut en Jésus-Christ. Cela aurait évité que prenne chez des catholiques le contresens voulu que répand un vaticaniste connu pour son opposition systématique au pape François : « Tous frères, mais sans Dieu ». Ceci dit, en conformité avec la doctrine de la foi catholique on ne peut pas restreindre la filiation divine aux seuls baptisés. Comme le rappelle le concile Vatican II en une phrase que saint Jean Paul II a souvent reprise dans divers documents de son magistère : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme » (Gaudium et spes, 22, 2). Ce qui a des conséquences pour la proposition universelle du salut : « Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir (tenere debemus) que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal » (GS 22, 4).
N’est-ce pas cette même fraternité universelle que nous rappellent, en l’incarnant, des saints comme saint François et, plus près de nous, sainte Teresa de Calcutta ou le bienheureux Charles de Foucauld ?
Des accents quelque peu tiers-mondistes ?
N’est-ce pas cette même fraternité universelle que nous rappellent, en l’incarnant, des saints comme saint François et, plus près de nous, sainte Teresa de Calcutta ou le bienheureux Charles de Foucauld ? Le Pape le fait, certes, avec des accents qui sont les siens : ceux d’un chrétien quelque peu tiers-mondiste venu de l’hémisphère Sud, mais aussi d’une culture politique péroniste, qu’on dirait en France « catho de gauche ». Il ne nous oblige pas à partager ces accents, pas plus que les opinions humaines qu’ils véhiculent. Mais allons-nous à cause d’eux nous fermer à tout ce que cette encyclique a de rappel évangélique, en n’étant pas prêts à l’entendre, même en le recevant de manière homogène avec la doctrine sociale antérieure ? Pendant les deux pontificats précédents, des « cathos de gauche » ont entendu la parole de deux papes qui s’adressaient aux catholiques avec des accents qui n’étaient pas les leurs, certes sans prendre assez au sérieux le magistère. Ceux qui ne veulent pas être des « cathos de gauche », sans pour autant se reconnaître comme des « cathos de droite », ne seraient-ils pas capables de faire de même à leur tour ? Ou ne sont-ils prêts à entendre le Pape que quand il leur passe la main dans le sens du poil ?
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S’ouvrir à la catholicité de l’Église
Ce qui risque de menacer les « catholiques observants », pour reprendre une des catégories selon lesquelles le sociologue et historien Yann Raison du Cleuziou classe très finement les catholiques français, c’est de s’identifier tellement à la doctrine de qu’ils en viennent inconsciemment à faire comme si l’Église était leur chose, à la manière d’un club privé. Or leur observance doctrinale s’accompagne inévitablement de tout un ensemble d’opinions et de plis culturels et sociaux qui risquent de former pour eux un tout avec l’objet de la foi. Qu’un pape parle avec d’autres références et ils ont du mal à entendre l’Évangile qu’il leur annonce à sa manière à lui, parce qu’elle n’est pas la leur. Alors, au lieu de prêter l’oreille à l’Évangile qui leur est rappelé, ils s’irritent et s’emploient aussitôt à refaire à leur goût ce que le pape aurait dû dire.
Ce faisant, sans s’en rendre compte, bien de ces catholiques « observants » se montrent très « modernes » et même « post-modernes », en étant plus sensibles au comment qu’au quoi du message. À cause de cela, ils peuvent être victimes du sensationnalisme des médias, voire des insinuations de certains blogs et sites qui, au nom d’une doctrine dont ils sont les interprètes et les gardiens autoproclamés, instillent souvent le soupçon contre le pape François, parfois au profit d’hommes d’Église romains qui ne veulent pas des efforts de celui-ci pour nettoyer la corruption de la Curie. Au contraire, en recevant la Parole de Dieu à travers le magistère d’un pape étranger à bien des égards, nous décentrons de notre optique particulière et nous nous ouvrons à la catholicité de l’Église.
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