Expliquer ce qui n’est pas à partir de présupposés tenus pour des vérités par le plus grand nombre est souvent la manière de faire de la plupart de ceux qui prennent des décisions.
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Peu de choses nouvelles sous le soleil (Qo 1, 9), malgré ce que croient les hommes de pouvoir. Sénèque — tout au moins cette phrase lui est-elle attribuée — disait déjà avec perspicacité : Nil sapientiæ odiosius acumine nimio – « Rien en fait de sagesse n’est plus détestable que d’excessives subtilités ». Edgar Poe utilisa cette citation en guise de préambule d’une de ses Histoires extraordinaires, « La Lettre volée », mettant en scène un préfet de police de Paris imbu de lui-même cherchant à faire tomber un ministre en retrouvant une lettre compromettante volée par ce dernier dans les appartements royaux des Tuileries.
L’histoire de la lettre volée
Pour ce haut-fonctionnaire, tout est « bizarre », et il complique ainsi les choses les plus simples. Il refuse de voir que les mystères sont souvent clairs et plus évidents qu’ils ne paraissent à première vue. Aussi, pour se saisir du document, fait-il passer au peigne fin la maison du ministre lors des absences de ce dernier. Il a recours à toutes les méthodes les plus sophistiquées techniquement, ne laissant rien de côté et fouillant l’intérieur même des meubles et des objets par des observations au stéthoscope et au microscope. Bien entendu, il ne trouve rien car il n’est pas capable de voir l’évidence et il se confie au chevalier Auguste Dupin, qui, lui, respectant la simplicité de la réalité, sera capable de découvrir la lettre en question et de la revendre au préfet médusé pour une forte somme. Ce préfet de police perd son temps « à nier ce qui est et à expliquer ce qui n’est pas ».
Voilà une fable applicable à bien des situations contemporaines car ce mal touche de larges pans de la population et sert de « méthode » à beaucoup de dirigeants dans le monde et dans l’Église. Comme le ministre est poète, il est tenu pour fou par le préfet, mais, comme il est aussi mathématicien, sa folie est une conséquence de cette science et non point de la poésie. Trop d’hommes regardent les mathématiques comme la science raisonnable par excellence. Dupin informe son interlocuteur — le narrateur, donc Edgar Poe — de l’erreur qu’il commet à ce sujet, tout simplement parce que l’avis commun serait une vérité. Il lui cite Chamfort : « Toute idée politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. » Ainsi, expliquer ce qui n’est pas à partir de présupposés tenus pour des vérités par le plus grand nombre est-il la manière de faire de la plupart de ceux qui prennent des décisions. Il semble que cette formule fasse des heureux et des petits car elle n’est que rarement mise en cause et lorsque, d’aventure, il lui arrive d’être dénoncée par un esprit clairvoyant, ce dernier est aussitôt condamné au silence, à la fois par les autorités et par la vindicte populaire de l’opinion.
Les apparences de la vérité
Nous devrions réfléchir soigneusement à cela dans la situation actuelle, avec ses dimensions nationales et internationales, et les conséquences qu’elle entraîne au sein de l’Église. Encore une fois se joue ici le rapport conflictuel entre la vérité et les apparences de cette dernière, comme pour les prisonniers de la caverne platonicienne qui ne connaissent que les ombres de la réalité et non point la lumière aveuglante du soleil. Nous sommes renvoyés au risque d’hérésie qui pervertit la vérité, qui déforme l’image de la réalité. Hilaire Belloc, dans son célèbre ouvrage de 1938, The Great Heresies, définissait ainsi l’hérésie : « Une hérésie est une entreprise de déconstruction d’un corps de doctrine unifié et homogène par la négation d’un élément inséparable de l’ensemble. »
Une hérésie est toujours une atteinte à la réalité, à ce qui est, pour remplacer tel ou tel élément essentiel par le produit d’une construction de l’esprit.
L’Église, au cours de ses deux millénaires, n’a cessé d’être ainsi secouée et mise à mal par des hérésies diverses. Certaines ont disparu, combattues efficacement ; d’autres ont proliféré, se séparant du tronc unique et formant une pépinière qui singe la vérité mais qui s’en détourne en réalité. Il est souvent malaisé de repérer l’hérésie à sa source car elle se grime. En revanche, se développant, elle finit par se révéler telle qu’elle est, sans fard, mais la vaincre est alors quasi impossible car la réaction intervient trop tard. Les hommes d’Église ne sont pas les derniers à tomber dans la trappe.
Le dérèglement des hommes
Aussi, tout fidèle doit-il appliquer avec sagesse un discernement prudent, vérifiant toujours si telle ou telle affirmation provient du dépôt de la Tradition enracinée dans les Saintes Écritures, ou bien si elle n’est que le fruit, néfaste, d’une réflexion personnelle, même si elle s’affiche comme nourrie par des convictions chrétiennes. Tout ce qui est obscur, tarabiscoté, tout ce qui est exprimé avec confusion, dans une logorrhée, traînant en longueur pour cacher son indigence, doit éveiller le soupçon et garder en éveil. Et si, d’aventure, un clerc, gradé ou non, annonce à grand fracas que tel ou tel aspect de l’enseignement du Christ et de la doctrine fixée de l’Église n’a plus cours, alors, il sera nécessaire de se lever et de réfuter l’erreur en corrigeant son auteur avec charité et fermeté et en avertissant les fidèles du danger qu’ils courent. Lorsque la logique de l’énoncé fait place au discours fouillis, aux exhortations sentimentalistes et équivoques, il est temps de tirer la sonnette d’alarme. Pascal écrivait dans ses Pensées que « les choses du monde les plus déraisonnables, deviennent raisonnables à cause du dérèglement des hommes ». Le dérèglement de l’esprit logique n’est pas le moindre des écueils.
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Si un homme, aussi brillant soit-il, aussi puissant soit-il, nous promet de faire advenir le royaume de Dieu sur terre, la divinisation de l’homme, l’uniformisation de tous les peuples, la mondialisation de toutes les cultures en une seule, il faudra le regarder avec suspicion et se garder de lui. Le monde ne manque pas de ces tentateurs. Il est plus que jamais nécessaire de garder la tête sur les épaules et les pieds dans la terre. Les utopies attirantes et empoisonnées ne manquent pas depuis plus de deux siècles. Toutes finissent par tomber en poussière mais elles parasitent souvent les corps étrangers et continuent ainsi de survivre sous une autre forme, encore plus pernicieuse. La parodie et la falsification sont partout, ainsi de ces idées chrétiennes devenues folles depuis le siècle des Lumières, comme le rappelait Chesterton. Ce qui n’est pas l’emporte peu à peu sur ce qui est, le fugace sur le permanent, le trompeur sur le vrai. Les apparences peuvent subsister, mais la matière a été évacuée, comme pour le corps de ces mouches vidé par le poison de l’araignée. Les vertus théologales et cardinales sont remplacées par des succédanés, des « valeurs » variant au gré des modes et des individus.
Que votre oui soit oui
L’enseignement de Notre Seigneur ne fut pas simplement de nous révéler la vérité par des paraboles. Il nous a appris à ce que notre oui soit oui, et notre non soit non, à ce que nous ne soyons pas des girouettes relativistes. Il nous invite à ne pas nous perdre dans les méandres tortueux de notre imagination ou de notre intelligence livrée à elle-même. Il nous redit que le Salut n’est pas dans le monde, que le monde ne se sauve pas lui-même, que nous ne sauvons rien ni personne, pas même nous-mêmes. Ne soyons pas comme le préfet de police d’Edgar Poe, si assuré de trouver ce qu’il cherche alors qu’il laisse passer la vérité qui se trouve à portée de moustaches. Nous ne sommes pas là pour rêver le monde mais pour avancer vers le Royaume au milieu des obstacles et des tribulations. Ce que nous réalisons, par notre travail et notre intelligence, est bien peu de chose comparé à ce sur quoi nous n’avons et nous n’aurons jamais de prise. La réalité nous dépasse, tout en nous intégrant. Œuvrons à la découvrir. Ne demeurons pas dans la caverne.
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