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Fratelli tutti : le pape François ou la vertu d’utopie

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Guillaume de Tanoüarn - publié le 08/10/20
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Comment « changer le cours de l’histoire en faveur des pauvres » ? Loin du rationalisme des Lumières, explique l’abbé de Tanoüarn, auteur du “Prix de la fraternité”, le grand dessein du pape François est de montrer que les hommes doivent découvrir leur unité à travers la conscience retrouvée d’une foi naturelle commune.

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Le pape François a choisi de mettre sa troisième encyclique, Fratelli tutti, comme la précédente, Laudato si’, sous le signe de saint François d’Assise. Il invoque celui qu’il a choisi comme patron dans le ministère apostolique et il exalte « son cœur sans limites, capable de franchir les distances liées à l’origine, à la nationalité, à la couleur ou à la religion » (n. 3). Il me semble que d’emblée il dévoile ses batteries. L’encyclique commence par François d’Assise et se conclut par une évocation du bienheureux Charles de Foucauld, celui qui, dans son désert, voulait être « le frère universel ». On sent bien, à travers cette double référence que le premier objectif du pape François est de présenter l’Église catholique comme « la sœur universelle » justement, celle qui accompagne tout être humain, aussi bien le migrant sans papier que le mâle blanc hétérosexuel, dont on dit aujourd’hui tant de mal. Cette encyclique, qui comporte tout un chapitre de réflexion sur la parabole du Bon Samaritain, unit étroitement la charité et la politique jusqu’à les identifier : « La charité, écrit le pape François, est le cœur de l’esprit de la politique » (n. 187). 



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L’amitié politique

Autant que de fraternité, il entend donc nous parler d’« amitié politique » conformément au sous-titre de son encyclique . Qu’est-ce que l’amitié politique ? Un concept qui provient d’Aristote, repris par saint Thomas d’Aquin et que l’on peut identifier à une autre expression souvent utilisée dans l’encyclique : celle du bien commun. C’est à ma connaissance la première fois qu’un pontife se montre aussi ambitieux dans sa description du bien commun politique mondial. Pour lui, l’Église a une mission politique, qui n’est pas la mission pragmatique des hommes politiques, mais une sorte d’aiguillon, qui les pousserait à aller plus outre : « Si l’Église respecte l’autonomie du politique, elle ne limite pas sa mission au domaine privé » (n. 276) déclare François. Et il ajoute, rappelant que toute société doit faire sa place à Dieu : « Lorsqu’au nom d’une idéologie on veut expulser Dieu de la société, on finit par adorer les idoles. L’homme s’égare lui-même, sa dignité est piétinée, ses droits violés » (n. 274). Non à la société sans Dieu ! Non au libéralisme qui fait bon marché de toutes valeurs qui n’est pas marchande : François est ici très proche du discours ecclésial antilibéral du XIXe siècle. Certes il ne parle pas de libéralisme mais d’individualisme, ici par exemple : « L’individualisme indifférent et impitoyable n’est-il pas le résultat de la paresse à rechercher les valeurs les plus élevées, qui, elles, sont au-dessus des besoins et des circonstances » (n. 209).

« Il y a de la place pour tout le monde »

C’est au nom de ce rôle métapolitique conféré à l’Église de gardienne des valeurs sociales, que François est entré dans la bataille des migrants, en s’attirant, comme on sait, amour et haine. Son idée sur le sujet est extrêmement simple : « Il y a de la place pour tout le monde » (n. 99). « Tant qu’il y aura une seule personne mise à l’écart, la fête de la fraternité n’aura pas lieu » (n. 110).

Comment parvient-il à une telle radicalité ? En établissant l’alliance entre l’Évangile, conçu comme manuel politique, et la philosophie des droits de l’homme, le pape formalise un nouveau droit : « le droit de se réaliser intégralement comme personne » (n. 128), ce qui implique « la pleine citoyenneté pour tous les migrants » (n. 129-130). Se réaliser intégralement comme personne ? Au nom de l’égale dignité de tous les hommes, chacun a droit au maximum de développement. Il peut changer de pays pour accéder au plus de privilèges possibles. C’est toujours un devoir de l’accueillir, même s’il n’est pas à proprement parler un réfugié, mais simplement un humain qui cherche un développement optimal. 

Les nations avaient pour finalité de répartir le bien commun entre les concitoyens. Ce n’est plus nécessaire quand s’étend le règne du droit de tous à tout, du « droit sans frontière », du droit limité non plus par une donnée politique mais limité par la seule perfectibilité de l’homme…

Le Pape lui-même reconnaît que ce grand projet est difficile à concilier avec les réalités politiques nationales : « Si l’on n’essaie pas d’entrer dans une autre logique, mes paroles auront l’air de fantasmes (sic). Mais si l’on accepte le grand principe du droit qui découle du seul fait de posséder la dignité humaine inaliénable, il est possible d’accepter le défi, de rêver, et de penser à une autre humanité » (n. 127). Cette phrase à l’emporte-pièce montre bien qu’au fond le pape ne se fait aucune illusion sur la faisabilité de son projet. Il considère simplement, semble-t-il, que c’est son rôle de rappeler l’utopie des droits de l’homme, non pas seulement comme une poignée de principes régulateurs du droit, ainsi qu’on les utilise aujourd’hui, mais, de façon radicale, comme principes constitutifs d’une nouvelle réalité politique post-nationale. Les nations avaient pour finalité de répartir le bien commun entre les concitoyens. Ce n’est plus nécessaire quand s’étend le règne du droit de tous à tout, du « droit sans frontière », du droit limité non plus par une donnée politique mais limité par la seule perfectibilité de l’homme : dans l’esprit du pape, les États restent des structures qui permettent d’organiser la convivialité dans tel ou tel espace, mais les nations elles-mêmes ne sont plus rien qu’un ensemble ouvert de relations entre des individus, qui ont chacun potentiellement une identité, mais pas forcément celle de leur naissance  et qui la définissent en interaction les uns par rapport aux autres. « Les apports mutuels finissent par profiter à tous » (n. 137) conclut François en ce sens.

Un conservatisme en arrière-fond

Le pape François a-t-il cédé à la « pensée liquide » qui est aujourd’hui la pensée dominante ? Évidemment non ! Il faut se souvenir que la pensée sociale du pape actuellement régnant a longtemps été une pensée de l’identité, une pensée qui tourne autour du peuple : « À l’arrière garde de la conception superficielle et opportuniste, existe un peuple, partageant une mémoire collective, et ne renonçant pas à avancer avec la noblesse qui le caractérise » disait par exemple l’évêque de Buenos Aires le 25 mai 1999. Dans la présente encyclique, il est à nouveau question du peuple et de son identité, il est question surtout des valeurs fondamentales sans lesquelles on ne construit pas le bien commun : si l’on choisit « une vie fermée à toute transcendance et emmurée dans les intérêts individuels », ce choix effectué au nom « d’une joyeuse superficialité » sonne l’heure de « la destruction de tout fondement de la vie sociale » (n. 113). Sommes-nous arrivés à ce moment ? « En ce moment où tout semble se diluer et perdre consistance » (n. 115), la pensée du pape n’est pas d’offrir un blanc-seing à l’autodestruction des sociétés européennes, mais d’abord de souligner que le défi actuel des migrations ne peut être relevé que dans un souci aigu des valeurs éternelles, souci que nos sociétés ont manifestement perdu, souci sur lequel le pontife revient à plusieurs reprises dans la présente encyclique : « Une société est noble et respectable par son sens de la quête de la vérité et son attachement aux vérités les plus fondamentales » (n. 207). « Le relativisme n’est pas une solution. Sous couvert d’une prétendue tolérance, il finit par permettre que les valeurs morales soient interprétées par les puissants, selon les convenances du moment » (n. 206). Et, retrouvant les accents du pape Benoît XVI, François assène finalement, ce qui me paraît être son message le plus conservateur : « Les valeurs fondamentales sont supérieures à tout consensus, elles transcendent nos contextes et ne sont jamais négociables » (n. 211).



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On retrouve dans ce texte une critique de la politique du consensus, qui nous montre bien que, malgré certaines apparences, le pape François ne donne pas dans le consensus de la liquidation que l’on voit poindre en ce moment : aujourd’hui, « le droit ne peut se référer à une conception essentielle de la justice. Il devient le reflet des idées dominantes ». Et de s’emporter contre ceux qui croient avancer « en nivelant vers le bas, au moyen d’un consensus superficiel et négocié » (n. 210). Lorsqu’il s’en prend ainsi au consensus mou sur lequel nous vivons, François s’éloigne du politiquement correct et cherche à le remplacer par une vérité conservatrice universelle. C’est le sens de son document sur la Fraternité cosigné par le  recteur Al Tayeb de la grande mosquée Al Azhar (4 fév. 2019) : si nous voulons un avenir harmonieux, il faut chercher les valeurs fondamentales auxquelles par nature tous les hommes sont attachés  pour construire non pas le consensus de la minute, celui des réseaux sociaux (souvent mis en cause dans l’encyclique), mais un monde dans lequel, loin du rationalisme des Lumières, les hommes découvrent une unité entre eux à travers la conscience retrouvée d’une foi naturelle commune (cf. Rom 1, 20 et Hébr. 11, 6).

Pour un nouveau pacte social mondial

Cette perspective ouverte résistera-t-elle à la mise en cause de l’identité nationale, qui forme, nous l’avons dit, tout le début de l’encyclique ? On a bien l’impression que « le pacte social réaliste et inclusif (sic) » (n. 220) que le pape appelle de ses vœux, suppose, de son propre aveu, un renforcement des structures mondiales, qui risque de nous valoir la dictature molle d’une bureaucratie planétaire.  

L’enjeu est colossal : le Pape veut « changer le cours de l’histoire en faveur des pauvres » (n. 165), comprenez : en faveur des pays pauvres, dont il se veut le représentant planétaire, et des migrants qui s’en échappent (il s’agit dans l’esprit du pape de migrants économiques plus que de réfugiés, comme le montrent d’ailleurs sans conteste les chiffres actuels de l’UNHCR sur la provenance par pays de ces migrants : 40 % viennent des seuls pays du Maghreb qui ne sont pas des pays en guerre). Mais pour changer ainsi le cours de l’histoire et finalement, disons-le, en finir avec l’occidentalisation du monde, dans « une intégration mondiale saine » (n. 151), il en appelle à « des organisations mondiales plus efficaces dotées d’autorité pour le bien commun mondial » (n. 172), c’est-à-dire « pour une nouvelle synthèse qui profite à tous » (n. 148). On retrouve dans cet appel à une mondialisation des structures de pouvoir le même esprit utopique que nous avons déjà rencontré plus haut. Pour organiser l’ouverture universelle aux migrants, préconisée par la charité politique du pape François, on risque de remettre le destin du monde à des apparatchiks du droit sans frontière, qui auraient tout pouvoir sur le repeuplement du monde.



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