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Thérèse de Lisieux, avec sa "petite voie" d’enfance spirituelle, est aimée de tous, particulièrement en France. Mais est-elle comprise ? Ne se contente-t-on pas trop souvent d’une espèce de soupe "Sainte Thérèse pour les nuls", avec pour sous-titre "le christianisme sans peine" ? De quoi parle-t-on vraiment lorsqu’on parle d’enfance spirituelle ? Il faut commencer par une objection. Thérèse aurait-elle une vision naïve de l’enfance ? L’enfant, ce sont souvent l’égocentrisme et la volonté de puissance. L’enfant est celui qui voit le monde tourner autour de sa personne, de ses désirs, de ses caprices, qui use et abuse de l’affection de ses parents et frères et sœurs. Une bonne part de l’éducation consiste précisément à apprendre à l’enfant à se décentrer de lui-même, à considérer l’existence et les besoins d’autrui. De plus, l’enfant est un être encore inachevé. Pendant toute une période, il vit dans le rêve, dans le désir, et n’est pas responsable de ses actes - y compris juridiquement. Il ne peut subsister par lui-même, jusque dans les opérations vitales - se nourrir, se déplacer, etc. On ne voit pas très bien, là non plus, en quoi ce serait un état enviable, même pour un chrétien. Si c’est cela, l’esprit d’enfance exalté par Thérèse de Lisieux, non merci !
Accueillir la parole de Dieu comme un don
En réalité, l’encouragement de Thérèse à redevenir des enfants a son origine dans l’Évangile, avec ces mots de Jésus : "En vérité je vous le dis, celui qui ne recevra pas le Royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera pas" (Mc 10, 15) et "Celui qui se fera petit comme cet enfant sera le plus grand dans le Royaume des cieux" (Mt 18, 4). Jésus ne nous demande pas de redevenir des enfants : autant demander au chêne de redevenir un gland ! L’enfance spirituelle n’est pas derrière nous, comme un âge d’or mythique de pure transparence à la grâce que nous aurions perdu avec la puberté et le passage à l’âge adulte. Non, l’enfance spirituelle est devant nous : il nous faut devenir comme des enfants. Le salut est conditionné par notre capacité à acquérir un esprit d’enfance.
Cette enfance prolongée est d’autant plus radicale que les exigences du Dieu Père seraient exorbitantes de la part d’un père de famille humain.
Le verbe employé par Jésus importe beaucoup : "recevoir" comme un cadeau, une grâce, un don. Nous avons à recevoir gratuitement le Royaume de Dieu, sans qu’il y ait aucune proportion possible entre le bien reçu par pure grâce et nos éventuels mérites. Ainsi l’enfant reçoit de ses parents tous les biens nécessaires sans qu’on exige de lui d’avoir à les mériter par son travail. Il nous faut aussi recevoir la parole de Dieu comme un enfant qui n’est pas bardé de certitudes, de préjugés, d’objections et peut donc accueillir cette Révélation qui excède nos représentations et nos habitudes. On peut enseigner à un enfant parce qu’il ne prétend pas déjà tout savoir. C’est le sens de l’exclamation de Jésus : "Je te bénis, ô Père, […] toi qui as caché ces choses aux sages et aux habiles, et qui les a révélées aux tout-petits" (Lc 10, 21-22).
Être enfant d’un Père hors-normes
En principe, l’enfance est un état provisoire. Le but de l’éducation est de pouvoir un jour vivre de manière autonome, indépendante, de pouvoir juger, décider, organiser, par soi-même. Or l’enfance spirituelle se révèle comme un objectif à atteindre et un état permanent. Jamais l’enfant de Dieu ne peut ni ne doit véritablement quitter son Père. Tout au plus peut-il en grandissant se délester de fausses images de Dieu. Au contraire, le fils de Dieu perd sa dignité de fils en se coupant de la dépendance au Père, comme c’est le cas du fils prodigue de la parabole. Cette enfance prolongée est d’autant plus radicale que les exigences du Dieu Père seraient exorbitantes de la part d’un père de famille humain : Dieu veut être l’alpha et l’omega de toute la vie de ses enfants. C’est un Dieu jaloux, qui veut que ses fils n’agissent que pour lui plaire, qui condamne tout désir d’attirer le regard d’autre que lui-même. Intolérable ! Mais de la part de Dieu, c’est légitime. Il réclame tout parce qu’il est le principe et la fin de tout. Être vraiment enfant de Dieu est plus radical qu’être enfant dans une famille de la terre, parce que le Père du ciel est beaucoup plus Père que les pères humains : "Ne donnez à personne sur la terre le nom de “père” car vous n’avez qu’un Père, celui qui est dans les cieux" (Mt 23, 9).
Vertus d’enfance ou vertus d’adultes ?
Dans l’Évangile, Jésus prêche l’esprit d’enfance. Pour devenir toujours plus enfants de Dieu, il s’agit de se reconnaître dépendant dans la prière envers ce Père aimant et provident : "Demandez et on vous donnera […]. Si vous, les hommes, tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il des choses bonnes à ceux qui les lui demandent" (Mt 7, 7-11). Jésus précise : "Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine" (Mt 6, 34). C’est là une attitude typique de l’enfant, qui ne planifie pas. Mais l’esprit d’enfance et l’abandon à la Providence prêchés par Jésus ne suppriment pas la nécessité de la vertu de prudence : "Qui de vous en effet, s’il veut bâtir une tour, ne commence pas par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?" (Lc 14, 28). Dans la même veine, Jésus exhorte les chrétiens à la responsabilité et au travail, comme l’illustre la parabole des talents. La prédication de Jésus sur l’enfance spirituelle n’est donc ni naïve ni univoque.
Le passage à l’âge adulte sans abdiquer l’esprit d’enfance est aussi prêché par saint Paul : "Lorsque j’étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant" (1 Co 13, 11). Dans le registre de la connaissance de Dieu et des hommes, il faut devenir adultes : "Frères, ne soyez pas des enfants en fait de jugement ; pour la malice, oui, soyez des enfants, mais pour le jugement, soyez des hommes" (1 Co 14, 20). Et Paul prie à cette intention : "Nous ne cessons de prier pour vous et de demander que vous soit accordée la pleine connaissance de la volonté de Dieu, en toute sagesse et intelligence spirituelle. […] Vous grandirez dans la connaissance de Dieu, et, vigoureusement fortifiés par sa puissance éclatante, vous acquerrez une patience et une endurance inépuisables" (Col, 9-12).
"Frères, ne soyez pas des enfants en fait de jugement ; pour la malice, oui, soyez des enfants, mais pour le jugement, soyez des hommes" (1 Co 14, 20)
Devenir fils comme Jésus est Fils
L’idéal dépeint par l’Évangile a son modèle en Jésus lui-même. Pourtant, on ne sait pas grand-chose de Jésus enfant. Ce qui nous en est rapporté - le recouvrement au Temple précédé de l’enseignement aux docteurs - nous montre plutôt une étonnante maturité et une autorité qui relèvent déjà de l’adulte. En fait, c’est moins l’enfant, qui caractérise Jésus, que le fils. Jésus est modèle de filialité parfaite. Il est entièrement référé au Père qui l’a envoyé : "Je ne suis pas venu de moi-même, mais il est Vérité celui qui m’a envoyé" (Jn 7, 28). Il ne fait jamais sa volonté propre : "Ma nourriture consiste à faire la volonté de celui qui m’a envoyé et à accomplir son œuvre" (Jn 4, 34). Son seul désir est de plaire au Père, qui en contrepartie est toujours à ses côtés : "Celui qui m’a envoyé est avec moi ; il ne me laisse pas seul, car je fais toujours ce qui lui est agréable" (Jn 8, 29). Jésus enseigne avec autorité, mais toujours en dépendance du Père : "Mon enseignement n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé" (Jn 7, 16). Jésus n’est pas inactif, ou passif, mais il réfère tout son agir au Père : "Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père, car ce que fait le Père, le Fils aussi pareillement le fait" (Jn 5, 19). C’est en imitant la manière de Jésus d’être fils que nous serons véritablement enfants de Dieu.
Entrer chaque jour un peu plus dans la filiation divine est donc le but de la vie chrétienne, selon la grandiose perspective ouverte par saint Paul : "Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils […] afin de nous conférer l’adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! Aussi n’es-tu plus esclave, mais fils ; fils, et donc héritier de par Dieu" (Ga 4, 4-7). En devenant fils comme le Fils, nous entrons dans l’intimité du Père, dans ses secrets : "Personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler" (Mt 11, 27). À mode humain, il y a déjà quelque chose qui change lorsqu’on en vient à connaître notre père humain non plus seulement comme celui qui nous protège, nous nourrit, ou nous contraint, mais pour lui-même, pour sa personnalité profonde. Combien plus est-ce le cas vis-à-vis de Dieu !
Tout sauf un infantilisme
Tout ce que l’Évangile enseigne sur la voie d’enfance spirituelle, Thérèse l’a compris dans la prière. Elle voulait devenir sainte, se sentant toutes les vocations les plus extraordinaires. Mais accablée par sa petitesse et son inaptitude à "monter le rude escalier de la perfection", elle cherchait un moyen adapté pour y parvenir, un ascenseur pour le Ciel. C’est alors qu’elle lut dans l’Écriture ces mots : "Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi", et encore : "Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux". Alors elle s’exclama : "L'ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire, il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus".
Rester petite et l’être de plus en plus, ce n’est pas une invitation à la puérilité ou à la passivité. Au contraire, Thérèse elle-même est devenue véritablement une enfant, au sens de sa propre doctrine de l’enfance spirituelle, la nuit de Noël où, par grâce, en un instant, elle a justement cessé d’être une enfant pleurant sans raison. Au risque du paradoxe, on pourrait dire qu’elle est devenue enfant le jour où elle est devenue adulte. Car ce jour-là, elle a expérimenté la puissance transformante de la grâce, et s’y est livrée pour toujours. Elle a compris qu’il s’agissait de combattre sans relâche et de désirer les plus grandes choses, mais en s’appuyant entièrement sur Dieu, en se jetant dans ses bras comme un enfant. Les saints à l’école de Thérèse sont des enfants-guerriers, des enfants-apôtres, missionnaires et martyrs. Mais le saint qui a l’esprit d’enfance s’en remet toujours à Dieu. Que fait l’enfant devant un obstacle ? Après un premier moment de surprise ou d’agressivité, il n’insiste pas : il appelle. C’est ce réflexe avant tout que Thérèse veut emprunter à l’enfant : Dieu comme premier, dernier et unique recours.
L'ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire, il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus.
Adultes dans le Christ
Avec Thérèse comme avec tout l’Évangile, le paradoxe est qu’on devient adultes dans le Christ en devenant toujours plus enfants de Dieu. La sainteté, c’est la filiation divine pleinement vécue. L’adulte chrétien affronte le réel, agit avec toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté, prend des initiatives. Cette liberté adulte signe la dignité de l’homme. Mais l’enjeu est de concilier les vertus de la maturité adulte avec les vertus de l’enfance : docilité, confiance, humilité, obéissance. L’adulte chrétien, véritable enfant de Dieu, est docile à l’Esprit saint, et ce faisant il agit par lui-même mais toujours en dépendance de Dieu : "Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?" (1 Co 4, 7.) Le véritable adulte chrétien agit comme un homme, mais garde un cœur d’enfant. L’enfance spirituelle, c’est la transparence à la grâce et une confiance toute abandonnée dans l’amour du Père. De quoi faire des saints !