On ne peut pas connaître Jésus sans l’aimer. Laissons le Christ nous parler de lui-même, au lieu de croire tout savoir d’emblée sur sa personne comme croient le connaître les démons. Surtout, n’attendons pas d’être devenus des savants pour nous approcher de lui ! Devenir un proche de Jésus n’est pas d’abord une question de savoir mais de confiance. N’est-ce pas le but poursuivi par ceux qui tendent à la sainteté, ainsi que nous y invitent les pères du concile Vatican II ? L’important n’est pas de se présenter devant le Fils de Marie les lèvres pleines de certitudes théologiques et le cœur rempli d’assurance morale, mais de se laisser enseigner et guérir par lui. Les évangiles, qui ont été écrits pour notre édification, nous rapportent dans ce sens un entretien du Christ avec des êtres mystérieux qui connaissaient mieux que toutes les personnes qui le suivaient, foules ou disciples, son identité. Pourtant, Jésus réfuta leurs témoignages. Non seulement il n’en fit aucun cas, mais de surcroît il demanda à ces savants, plus perspicaces que les autres, de se taire ! Or, ces grands théologiens étaient des… démons !
Jésus face aux démons
“Justement il y avait dans leur synagogue un homme possédé d’un esprit impur, qui se mit à vociférer : “Que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu.” Mais Jésus le menaça : “Sois muselé et sors de lui !” Et l’esprit impur, le secouant et vociférant d’une voix forte, sortit de lui” (Mc 1, 23-26).
L’évangile a rapporté cet échange de Jésus avec un esprit ténébreux pour nous montrer qu’il ne suffit pas de savoir son catéchisme pour être à l’unisson de son Cœur. Encore faut-il que nos paroles témoignent d’un engagement existentiel à l’écouter, le suivre et l’aimer. Or les démons ne manifestèrent jamais aucun de ces désirs. Ils n’écoutèrent pas son appel à la miséricorde : pour le monde démoniaque, le pécheur est irrémédiablement condamné. Ils ne le suivirent pas non plus : trop superbes, les démons ont toujours estimé que Jésus galvaudait son statut de Fils de Dieu en se commettant avec la populace galiléenne et judéenne. Quant à l’aimer, encore eût-il fallu pour cela qu’ils eussent un cœur humble, prêt à être touché. Mais les démons sont blindés de l’intérieur, imperméables à toute blessure affective.
Peut-on identifier l’Amour sans amour ?
Jésus “muselle” et expulse le démon parce que la parole démoniaque ne se situe pas au niveau d’une confiance vraie, d’un rapport humain véridique. Dans le parler démoniaque, l’énonciation ne répond pas à la justesse de l’énoncé. L’épisode évangélique rapporté plus haut révèle le cas d’une distorsion entre savoir et foi. Jésus refuse d’être identifié par des êtres qui, s’ils connaissent son nom, n’entendent pas en revanche le suivre et l’écouter en confiance. Dans la bouche de Jésus, “Sois muselé” n’équivaut pas simplement à : “Ne dis pas cela”, mais signifie plus profondément son opposition à être reconnu sans amour. En cela réside l’inadéquation entre énonciation et énoncé : si j’énonce sans amour la vérité de l’amour, c’est que quelque chose cloche dans mon être… Le “dit”, le contenu de mes paroles, ne suffit pas. Le “dire”, c’est-à-dire l’acte de parole par lequel je m’engage dans ce que je dis, est tout aussi important. Par le “dire”, en reconnaissant Jésus pour ce qu’il est, je m’implique dans ce que je “dis”, sans en rester à une identification extérieure de l’être du Christ.
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Croire pour accéder au mystère de Dieu
Ainsi, la reconnaissance véridique de l’identité de Jésus ne relève pas seulement d’un savoir, si perspicace et surnaturel fût-il, dont on pourrait se prévaloir et qui dispenserait de croire. La vérité évangélique n’est pas d’abord une vérité à savoir, mais une vérité à croire et qui doit s’accomplir dans le sujet qui l’accueille. C’est la raison pour laquelle elle est annoncée par des récits, des rites et des symboles qui ont pour but de configurer les croyants à ce qu’ils professent, sans en rester au simple acquiescement d'”énoncés de vérité”.
“Dieu se donne dans l’Évangile.”
Dieu se donne dans l’Évangile. En L’écoutant, l’homme ne peut rester sur une ligne de neutralité comme il le ferait au sujet de l’enseignement d’un simple savoir, par exemple une vérité historique ou un axiome mathématique. Le Dieu qui se communique lui-même transforme dans le même temps l’humanité qui est le destinataire de cette communication. Sans cette transformation et les effets qu’elle induit, il n’existe aucun accès au mystère divin pour nous.
La foi ne fait pas l’impasse sur les interrogations
Cependant, affirmer qu’on ne peut connaître Jésus sans s’engager à sa suite n’implique pas de faire cesser les interrogations à son sujet. Continuer à questionner le mystère du Christ constitue au contraire le meilleur moyen de passer d’un savoir encore marqué par les préjugés à un savoir plus ajusté à la foi. Là encore, l’évangile nous fournit une illustration exemplaire de cette attitude dans l’épisode qui suit l’expulsion de l’esprit impur durant la journée inaugurale à Capharnaüm. Le public réagit de la sorte à l’exorcisme pratiqué par Jésus : “Et ils étaient tous saisis de stupeur, de sorte qu’ils se demandaient les uns aux autres : “Qu’est-ce que cela ? Un enseignement nouveau, avec autorité ! Même aux esprits impurs il commande et ils lui obéissent !”” (Mc 1, 27). Le récit souligne la différence entre le savoir de l'”esprit impur” et l’étonnement de la foule. Le démon affirme un savoir sur l’être de Jésus, tandis que les Galiléens discutent et s’interrogent sur ses actes de parole. Le premier se fige dans une opposition de principe tandis que les seconds progressent de l’étonnement à la stupeur, et de la stupeur à l’interrogation. Les Galiléens se laissent déranger par ce qui arrive de “nouveau” et qui tranche sur les habitudes et les savoirs acquis. “Qu’est-ce que cela ?” : la question de la foule porte sur la façon d’agir de Jésus, au niveau de l’événement, non sur les grands principes ou la définition de son identité.
Se laisser déstabiliser par Dieu
Pour les auditeurs de Jésus, témoins de ses miracles inauguraux, le moment n’est pas encore venu de demander : “Qui donc est celui-là ?” (Mc 4, 41). La question sur l’action de Jésus précède celle de son identité, toujours menacée d’invoquer des notions abstraites ou des figures générales pour classer quelqu’un et lui conférer une reconnaissance sociale à portée humaine. La disponibilité de la foule à Dieu se révèle à sa capacité de se laisser interroger par l’événement, sans recourir à un savoir préalable. C’est le meilleur moyen d’embrasser le mystère divin à notre niveau.
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En effet, si je ne me laisse pas surprendre comme la foule de Capharnaüm, je cours alors le risque de croire savoir, et de vouloir faire entrer conséquemment Jésus de toute force dans une case de mon savoir. Et dès lors que je pense connaître la catégorie où enfermer Jésus, je ne tarderai pas à lui dicter sa conduite en fonction de ce que je pense être le rôle du personnage auquel je l’identifie… Il n’y a qu’un pas entre croire savoir et vouloir disposer de Jésus selon mes désirs. Au lieu de me rendre disponible à l’événement de l’advenue du Royaume, c’est moi qui lui dicte mes conditions… Le rapport à Jésus s’en trouve faussé à la base. Croyant savoir, je deviens sourd à l’Esprit et inapte “à avancer en eau profonde” (Lc 5, 4). Voilà pourquoi la confiance est toujours préférable à un vernis de savoir qui se veut péremptoire.