Quand tombe le temps de la souffrance qui vous écrase, se garder du désespoir est la lutte la plus difficile. Vient alors le temps de la véritable espérance, celle qui prend le risque de la vérité, transformant son regard et sa volonté.
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L’existence est rarement une paisible promenade sur un chemin sans embûche. Les tapis de roses ne jonchent pas souvent les routes humaines, plutôt tortueuses et accidentées. Certes, des périodes de la vie semblent être plus à l’abri, sauf tragédie soudaine. L’enfance et la première jeunesse demeurent généralement insouciantes, toutes occupées — et c’est heureux — à découvrir, à apprendre, à croquer le bonheur offert dans la famille, à faire le plein d’énergie et à croître dans la connaissance du monde et, dans le meilleur des cas, dans l’amour de Dieu.
Cependant, même pour elles, nulle assurance n’est donnée qu’elles pourront éviter les épines : le divorce des parents, la maladie, la mort d’un être cher, un retournement soudain de situation, une expérience traumatisante et cruelle… Soudain alors, tout s’écroule et l’être se retrouve seul sur son tas de fumier à gratter ses ulcères comme Job le juste. Autour de lui, les conseilleurs ne manqueront pas, ceux qui jugent, ceux qui ont réponse à tout, ceux qui se réjouissent et ceux qui pleurnichent en se lamentant plus fort que celui qui est touché par le malheur. Les donneurs de leçons sont attirés par la souffrance d’autre comme les hyènes par le blessé moribond. Georges Bernanos écrivait à Frédéric Lefevre en juin 1926 que « le problème de la Vie est le problème de la Douleur ».
Le cri de la douleur
L’épreuve peut prendre des formes diverses et elle ne manque guère d’imagination pour torturer les hommes, se déguisant, surgissant sans crier gare, constante trouble-fête au sein des épisodes les plus heureux, ne supportant pas le rire et la joie, haïssant la légèreté et la pureté de l’âme. Comme elle n’est jamais une invitée de marque, elle s’impose avec sa suite et s’installe parfois à jamais ou bien laissant derrière elle des terres brûlées et ravagées où même les larmes sont taries à force d’avoir été versées. Elle est au moins bénéfique — sans s’en douter car sinon elle laisserait exploser sa colère — dans le sens où il sera intensément pardonné à celui qui a beaucoup souffert. En présence de cette longue chaîne de tribulations, Dieu ne peut que laisser parler sa miséricorde pour ses créatures si démunies et si malmenées. D’où le cri de Baudelaire dans Les Fleurs du mal : « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage/ Que nous puissions donner de notre dignité/ Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge/ Et vient mourir au bord de votre éternité ! » Les pleurs de l’épreuve ne se brisent pas au seuil de l’éternité divine mais sont la clef de la porte étroite et échouent enfin dans le Cœur de Dieu comme ces épaves déformées s’arrêtent enfin sur le sable après avoir bataillé contre les vagues.
Les fruits de la patience
Dans les Saintes Écritures, il nous est dit que l’épreuve produit la patience, cela chez saint Jacques, et que la patience produit l’épreuve, ceci chez saint Paul. Pour l’Apôtre des Gentils, la patience est la souffrance dans les afflictions, et l’épreuve est ce qui résulte de ce qui a été éprouvé, devenant ainsi agréable à Dieu (Rm 5, 3). Pour saint Jacques, les maux nous rendent plus patients et nous conduisent ainsi vers Dieu (Jc 1, 2-4). Saint Augustin, repris ensuite par saint Thomas d’Aquin, montrera que Dieu, dans sa toute-puissance, ne tolère un mal que pour en faire sortir un plus grand bien. Cette certitude de foi n’apporte pas toujours la consolation nécessaire lorsque l’âme ou le corps, ou les deux ensemble, sont enserrés dans les griffes de la souffrance. L’homme de douleur, face à Dieu, peut se plaindre, interroger, même vigoureusement comme le firent les prophètes lorsqu’ils ne comprenaient pas la geste divine.
À notre époque qui se gargarise en toute occasion du fameux « que du bonheur », la moindre épreuve risque bien de faire dégringoler le fragile château de cartes qui prétend maquiller la misère. La révolte est alors instantanée, profonde et torturante. Léon Bloy écrivait dans Le Désespéré : « Le Bonheur, mon cher père, est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. » Le bonheur est matière précieuse, rare, qui parsème un champ de ruines à certains moments mais qui permet de ne pas désespérer car il a le goût de la béatitude éternelle qui est promise. Sinon, la vie est une saison en enfer pour reprendre l’expression d’Arthur Rimbaud qui exprime ainsi son désespoir : « Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que les malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. » Le cynisme et le désabusement peuvent répondre au malheur, mais toujours de façon inadéquate et inefficace car ils ne résolvent rien et les ténèbres demeurent, sans cesse plus épaisses, tel le mot de Gustave Flaubert à Louise Colet : « Un chagrin en enlève un autre, on ne sent pas ses engelures quand on a mal aux dents. » Au tréfonds de la souffrance la plus noire, les engelures peuvent même apparaître comme des moments de répit, sinon de joie. Une telle tristesse de l’âme conduit à une déréliction perpétuelle et l’âme finit par s’habituer, écrasée par un destin féroce.
Le travail de l’espérance
Se garder du désespoir est sans doute la lutte la plus éreintante au cœur de l’écrasement. Georges Bernanos, dans Français si vous saviez, propose d’éclairantes réflexions sur le piège du désespoir et le travail de l’espérance :
« Un désespoir inflexible qui n’est peut-être que l’inflexible refus de désespérer. Je viens d’écrire ce mot de désespoir par défi. Je sais parfaitement qu’il ne signifie plus rien pour moi. Autre chose est souffrir l’agonie du désespoir, autre chose le désespoir lui-même. C’est là une vérité que je dois à certains garçons peu réfléchis disposés à se tromper non moins grossièrement sur l’espérance que sur l’amour. Je voudrais les mettre en garde contre les charlatans dont le faux espoir n’est qu’un lâche prétexte à ne pas courir le risque de la véritable espérance. Car l’espérance est une victoire, et il n’y a pas de victoire sans risque. Celui qui espère réellement, qui se repose dans l’espérance, est un homme revenu de loin, de très loin, revenu sain et sauf d’une grande aventure spirituelle, où il aurait dû mille fois périr. »
Ainsi est Job, dépouillé de tout, y compris de l’affection des siens et de la compassion de ses amis et de sa propre femme. Il sera réhabilité, recouvrant son honneur, sa santé, ses richesses, lorsqu’il réalisera qu’il a été aveugle et impudent : « Je vous avais entendu au moyen de mon oreille ; mais maintenant c’est mon œil qui vous voit. C’est pourquoi je m’accuse moi-même et je fais pénitence dans la poussière et la cendre » (XLII, 5-6).
Quand l’épreuve est collective
Demeure l’épreuve qui ne frappe pas sa propre chair mais qui s’abat sur une communauté, un pays, sur le monde parfois lors d’un cataclysme ou d’une guerre. Elle n’est pas moins douloureuse, comme celle de souffrir pour ou par l’Église défigurée, de ne plus reconnaître la terre ancestrale rongée par la décadence des mœurs et la médiocrité des autorités. Que faire contre une agression envers laquelle nous sommes impuissants ? Comment espérer malgré tout, sans céder à cet optimisme béat qui est souvent synonyme de politique de l’autruche, ceci au sein même de l’Église ? Tout apparaît dégradé et personne ne sait ce dont l’avenir sera tissé. Cela qui sera capable de traverser l’épreuve verra avec un regard neuf. Celui qui baissera les bras sera emporté comme fétu de paille et brûlera avec les mauvaises herbes. Il est nécessaire de combattre les passions tristes, de ne pas se laisser emporter par elle, y compris dans le creuset de l’épreuve qui est supplice de Tantale.
Personne ne peut contourner l’épreuve. Certaines d’entre elles peuvent être maîtrisées, affaiblies, mais tôt ou tard d’autres surgissent. L’essentiel est de tenir le cap et aussi d’aider autrui dans ses propres épreuves. Tel est le geste de charité auquel nous sommes invités.
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