« Il n’y a que la vérité qui blesse » disait-on naguère. Désormais, il y a « le droit à la sécurité émotionnelle » qui interdit toute vérité blessante.
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Cela fait déjà plusieurs années que la sphère intellectuelle et médiatique progressiste se divise sur le sujet de l’antiracisme. Avec l’affaire George Floyd, la fracture est consommée entre « antiracistes universalistes » et « antiracistes racialistes », lesquels font de la race un critère décisif d’identité et la grille de lecture essentielle des rapports sociaux. Cette profonde discorde vient alimenter une autre querelle, à propos de la liberté d’expression. Rédacteur en chef des pages d’opinion du New York Times, la journaliste Bari Weiss a raconté sur Twitter ce qu’elle nomme une « guerre civile » au sein de la rédaction. Ce qui est en cause, c’est la pertinence pour le prestigieux quotidien de publier un certain nombre de tribunes jugées « offensantes » pour les minorités.
Sécurité émotionnelle
Bari Weiss rapporte que la fracture est générationnelle. Les anciens ont recruté des jeunes dont ils croyaient qu’ils partageaient les mêmes options idéologiques progressistes, mais découvrent aujourd’hui que cette jeune garde entend assigner des limites à la liberté d’expression, remettant ainsi en cause le « libertarisme civil » qui régnait jusqu’ici en maître au New York Times. La journaliste explique que ces nouvelles limites à la liberté d’expression se fondent sur un concept qui émerge depuis quelques temps sur les campus aux États-Unis – le safetyism –, qui se définit comme « un droit à la sécurité émotionnelle et psychologique ». Par exemple, si un auteur écrit qu’il n’y a pas de « racisme systémique » et de « privilège blanc », il est réputé blesser les personnes qui subissent ce racisme systémique. Il atteint ainsi leur « droit à la sécurité émotionnelle et psychologique ».
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La morale de l’offense
Ce « droit » consiste donc à placer hors du champ de la liberté d’expression les opinions jugées offensantes pour la sensibilité de telle ou telle catégorie. Pour résumer l’affaire, les tenants de ce concept affirment : « Tu dois te taire car ce que tu dis me blesses. » La ficelle est assez grosse, mais ses promoteurs tirent sur la corde de manière particulièrement véhémente pour imposer leur censure idéologique par pression morale. C’est ce que Mathieu Bock-Côté, auteur de L’Empire du politiquement correct (Cerf), nomme « la morale de l’offense ». Cette morale est efficace parce qu’elle évite l’examen du fond : la question n’est pas de savoir si telle idée est vraie mais de savoir si elle est offensante. Cette morale liberticide se développe aussi en France bien sûr. On l’observe dans les fréquentes séances de repentance publique, lorsqu’une personne est réputée avoir « dérapé ». Le pénitent ne dit pas : « Après avoir entendu les arguments contradictoires, j’admets que mon opinion est erronée », il dit : « Je demande pardon si j’ai pu blesser telle ou telle catégorie de personnes ».
Tyrannie idéologique
Il est vrai que l’expression d’une opinion peut provoquer un choc émotionnel (colère, tristesse, indignation) parce qu’elle remet en cause une chose que l’on place au sommet de sa hiérarchie des valeurs, de son éthique profonde, de son identité de groupe ou même son mode de vie. Toutefois, le choc émotionnel et la blessure font partie de la vie humaine et de la vie sociale, particulièrement dans le domaine de l’expression des opinions. Si l’on part du principe que le débat public est légitime uniquement dans la mesure où il ne blesse personne, alors il n’y a plus de débat public, mais une forme de tyrannie idéologique qui, sûre de sa supériorité morale, fait taire ou délégitime toute expression contraire à ses dogmes.
Chronique publiée en partenariat avec Radio Espérance, 17 juin 2020.